|
|||
From the french periodical Confluences Méditerranée N°5 – 1992-93 | |||
|
|||
Si lémigration a toujours tenu une place importante dans le destin des familles libanaises depuis le XIXème siècle, la guerre de 1975 est venue bouleverser les statistiques et mettre à mal le mythe du «voyageur par nature».
|
|||
Comment naissent les mythes | |||
La réussite de lémigré libanais est devenue proverbiale mais surtout, lémigration levantine (syrolibanaise) impressionne par son volume et sa périodicité(1). En effet, on considère quentre 1918 et 1939 plus de la moitié de la population du Liban, estimée à 800.000 habitants, a «choisi» démigrer, principalement vers les Amériques. Les restrictions à lémigration, dès 1929, vont forcer les candidats au départ à cibler de nouvelles destinations, lAfrique Occidentale notamment. Comme leurs alter ego italiens ou irlandais, les Libanais cherchent avant tout la réussite sociale. Il est vrai que le pays noffre que de maigres horizons économiques. Surtout, les structures féodales et les rivalités confessionnelles sont un obstacle au développement. La seconde moitié du XIXème siècle est marquée par de violents affrontements entre chrétiens (majoritaires) et druzes (secte hérétique issue de lIslam). La première vague migratoire dampleur débute justement à cette période. Certes, les rivalités sectaires ne sont pas seules en cause; elles nen constituent pas moins une des raisons objectives. Cest donc avant tout sur un constat déchec (politique, social, économique et culturel) que se précipite le départ de milliers de Libanais. Aucun peuple naccepte de bonne grâce de reconnaître ses échecs. Cest ainsi quallaient ressurgir inopinément les Phéniciens, ressuscités dans les années 30 par les nationalistes chrétiens. Lidentification à ce peuple entreprenant de lAntiquité valait tous les certificats dorigine. Navait-il pas inventé lalphabet? Nétait-il pas le champion du commerce international? Il ne sagissait plus alors dune quelconque émigration-déversoir, mais dune filiation, dun héritage culturel à forte valeur ajoutée(2). Ce passe phénicien allait investir toutes les strates de linconscient collectif, au point de devenir lune des composantes essentielles de lidentité libanaise. Il suffit daller jeter un oeil dans les manuels scolaires. Chaque communauté y trouve son compte (au Liban, le livre scolaire nest pas unifié): dans tous les cas, «la fonction du thème phénicien est de donner confiance, confiance en soi fondée sur une conscience dans un passé séculaire»(3). La réussite de nombreux émigrés na fait que renforcer le mythe. Le phénicien joue aussi un rôle de régulateur socio-culturel de première importance: donnant à la population un ancêtre commun, il nie lextrême diversité ethno-confessionnelle. Le mythe phénicien est toujours dactualité, et certains responsables politiques ou culturels ne craignent pas dy avoir recours. La guerre récente ne semble pas lavoir sérieusement entamé, pas plus dailleurs que son «cousin», qui fait du Liban une «Suisse» orientale, livrée en 1975 aux appétits étrangers! Mais outre le discours factice quils alimentent (notamment en niant la richesse dans la diversité), ces mythes ont généré une véritable dimension imaginaire, dautant plus déstructurante que les Libanais souffrent dune quasi absence didentité nationale. Bâti sur des mythes, le Liban ne peut donc pas raisonnablement prétendre construire une nation. |
|||
|
|||
Emigré ou réfugié | |||
Stratifiée depuis le XIXème siècle, lémigration libanaise sest aussi diversifiée. Géographiquement, les flux migratoires se sont intensifiés vers lEurope et les monarchies du Golfe (boom pétrolier dans les années 50). Socialement, la guerre de 1975 a dabord poussé à lexil les familles les plus aisées: elles seules pouvaient quitter le pays précipitamment, assurées de profiter dune fortune en dollars, investie pour partie à létranger (la Livre Libanaise ne s'effondrera quen 1985). La petite bourgeoisie, attentiste, espérait un règlement rapide du conflit, comme en 1958 (lintervention américaine sauva alors un régime ébranlé par la Révolution nassérienne). Quant au petit peuple, il navait dautre choix que de sen remettre à la Providence! Derrière une façade dopulence, le pays cachait en fait de profondes disparités: un Liban féodal se taillait la part du lion (4% de très riches accaparaient 33% du revenu national), tandis que les couches les plus pauvres sen remettaient au énième «plan de développement»; dun autre côté la culture de la drogue sintensifiait pour pallier labsence dinvestissements dans les campagnes(4). La guerre civile séternisant et les interventions étrangères se multipliant (la Syrie en 76, Israël en 78 et 82, lIran en 80), lexil devint le seul espoir dune population prise en otage. La dimension imaginaire prit tout son relief, quand on sait que les mêmes qui criaient «mort à lOccident!» ne demandaient en fait quun visa pour les Etats-Unis, la France ou lAustralie. Il nétait plus question alors que daller gonfler une diaspora, dautant plus appréciée à létranger quelle fait preuve dun calme étonnant(5). Peut-on encore parler démigrés? Ne sagit-il pas plutôt de réfugiés? Cest bien évidemment poser là une question qui dépasse le cadre strictement libanais. Toutes les tentatives pour redonner consistance à lEtat allaient échouer. Le coup de force du général Michel Aoun, qui déclencha une «guerre de libération» meurtrière sil en est, aura au moins démontré que le consensus intra-communautaire est aussi fantasmagorique que la nation libanaise est imaginaire. En définitive, celui qui voulait incarner lunion du peuple libanais a choisi un exil doré en France; mais après tout, nest-il pas plus proche du «vrai» Liban dans la campagne orléanaise que retranché dans le palais-bunker de Baabda...?(6) Voilà maintenant deux ans que les Syriens et le gouvernement libanais qui lui est inféodé ont mis fin à la rébellion aouniste. Loin davoir réglé le problème de lémigration, linstauration de la Deuxième République (issue des accords de Taëf) la conduit dans une impasse. Le commerce na pas connu la reprise annoncée; le port de Beyrouth (sous contrôle de larmée) tourne au ralenti. Mais la plus grosse déception vient des émigrés, dont on attendait, sinon le retour, du moins le rapatriement dune partis substantielle des capitaux(7). Dans ces conditions le PNB par habitant avoisine celui du Sénégal! lémigration reste pour beaucoup le seul espoir dun avenir meilleur. Une émigration rendue difficile par les restrictions de plus en plus sévères imposées par les pays daccueil: le ministre des Affaires Etrangères en personne, Farès Boueiz, est intervenu auprès de la France, afin quelle limite lentrée des Libanais sur son territoire. Alors, on en vient à regretter la guerre, largent facile et les faux visas. Jusquen 1990, le Libanais est une victime bien «cotée»; une victime pour laquelle se mobilisent les âmes charitables et les politiques. Chrétien, il personnifie loppression séculaire exercée par les musulmans sur les chrétiens dOrient; musulman, il est le jouet des puissances néocoloniales et de leurs «valets», les chrétiens et Israël! En fait, on sest assez peu soucié de savoir pourquoi le Liban avait raté sa construction nationale, alors quil sétait fabriqué une si belle identité imaginaire. Cest que le Liban na été quune «bonne cause» parmi dautres, remplacée aujourdhui par la Croatie, puis la Bosnie(8). La grave crise sociale qui couve aujourdhui pourrait bien se terminer dans le sang. Déjà, de mini émeutes se sont déclenchées au printemps 92; certains manifestants réclamaient des armes pour lutter contre la corruption et limmobilisme. La sortie de secours que constitue lémigration se réduit de jour en jour: faudra-t-il à nouveau une guerre (une révolution?) pour que la majorité des Libanais prennent la fuite? Il y a aujourdhui plus de Libanais à létranger que dans le pays même(9). Deux étés de suite (1991 et 1992), ils sont revenus en masse; 200 ou 300.000 exilés qui ont rejoint un quartier ou un village. Il sont venus, mais ils ne sont pas restés. Comment le pourraient-ils? Tout sépare les résidents, métamorphosés par quinze ans de guerre, de massacres et de haine, et les exilés, modelés à loccidentale. La fracture est certaine. Plus inquiétant, certains des émigrés parmi les plus riches se présentent comme les «sauveurs» dun Liban «perverti» par la guerre. Ils affirment que leurs enfants, élevés loin de la fureur, pourront seuls prendre en main les affaires dun pays à la dérive. Ils sont minoritaires, mais ils détiennent ce qui manque le plus à une population traumatisée et démunie: largent. Le Liban des «patrons», celui-là même qui a causé la perte dun pays lâché par ses protecteurs naturels (la France principalement), est en train de renaître. Le prochain conflit pourrait donc bien être social, avec le risque dêtre jugulé rapidement et brutalement. Car plus personne pour linstant na intérêt à une nouvelle guerre, ni la Syrie, ni Israël, ni les puissances occidentales, ni la Russie. Lémigration restera alors un espoir et un rêve, comme elle la été presque sans discontinuer depuis un siècle et demi. |
|||
|
|||
![]() |
Pierre Pinta |
||
Bibliographie sommaire Fayad Taan Dunia, Les Libanais en Côte-dIvoire dhier à aujourdhui, Allubnani 1988. |
|||
©////o/ |