Exodes libanais

by Pierre Pinta

From the french periodical Confluences Méditerranée N°5 – 1992-93
© Confluences Méditerranée 1992 -2023

Si l’émigration a toujours tenu une place importante dans le destin des familles libanaises depuis le XIXème siècle, la guerre de 1975 est venue bouleverser les statistiques et mettre à mal le mythe du «voyageur par nature».


En forçant la population au départ massif, on parle de 500.000 départs entre 1975 et 1990 dont 220.000 pour le seule période des affrontements entre groupes chrétiens rivaux en 1990, la guerre a fait du même coup oeuvre de démystification, rappelant que la première grande vague migratoire (dans les années 1840-1860) était en partie liée aux affrontements dans la Montagne libanaise.

 

 

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Comment naissent les mythes
La réussite de l’émigré libanais est devenue proverbiale mais surtout, l’émigration levantine (syrolibanaise) impressionne par son volume et sa périodicité(1). En effet, on considère qu’entre 1918 et 1939 plus de la moitié de la population du Liban, estimée à 800.000 habitants, a «choisi» d’émigrer, principalement vers les Amériques. Les restrictions à l’émigration, dès 1929, vont forcer les candidats au départ à cibler de nouvelles destinations, l’Afrique Occidentale notamment. Comme leurs alter ego italiens ou irlandais, les Libanais cherchent avant tout la réussite sociale. Il est vrai que le pays n’offre que de maigres horizons économiques. Surtout, les structures féodales et les rivalités confessionnelles sont un obstacle au développement. La seconde moitié du XIXème siècle est marquée par de violents affrontements entre chrétiens (majoritaires) et druzes (secte hérétique issue de l’Islam). La première vague migratoire d’ampleur débute justement à cette période. Certes, les rivalités sectaires ne sont pas seules en cause; elles n’en constituent pas moins une des raisons objectives.

C’est donc avant tout sur un constat d’échec (politique, social, économique et culturel) que se précipite le départ de milliers de Libanais. Aucun peuple n’accepte de bonne grâce de reconnaître ses échecs.

C’est ainsi qu’allaient ressurgir inopinément les Phéniciens, ressuscités dans les années 30 par les nationalistes chrétiens. L’identification à ce peuple entreprenant de l’Antiquité valait tous les certificats d’origine. N’avait-il pas inventé l’alphabet? N’était-il pas le champion du commerce international? Il ne s’agissait plus alors d’une quelconque émigration-déversoir, mais d’une filiation, d’un héritage culturel à forte valeur ajoutée(2). Ce passe phénicien allait investir toutes les strates de l’inconscient collectif, au point de devenir l’une des composantes essentielles de l’identité libanaise. Il suffit d’aller jeter un oeil dans les manuels scolaires. Chaque communauté y trouve son compte (au Liban, le livre scolaire n’est pas unifié): dans tous les cas, «la fonction du thème phénicien est de donner confiance, confiance en soi fondée sur une conscience dans un passé séculaire»(3). La réussite de nombreux émigrés n’a fait que renforcer le mythe. Le phénicien joue aussi un rôle de régulateur socio-culturel de première importance: donnant à la population un ancêtre commun, il nie l’extrême diversité ethno-confessionnelle.

Le mythe phénicien est toujours d’actualité, et certains responsables politiques ou culturels ne craignent pas d’y avoir recours. La guerre récente ne semble pas l’avoir sérieusement entamé, pas plus d’ailleurs que son «cousin», qui fait du Liban une «Suisse» orientale, livrée en 1975 aux appétits étrangers! Mais outre le discours factice qu’ils alimentent (notamment en niant la richesse dans la diversité), ces mythes ont généré une véritable dimension imaginaire, d’autant plus déstructurante que les Libanais souffrent d’une quasi absence d’identité nationale. Bâti sur des mythes, le Liban ne peut donc pas raisonnablement prétendre construire une nation.

Notes

1. Il faut attendre 1924 pour que soient reconnues les nationalités syrienne et libanaise. Les frontières de l’Etat libanais, par contre, sont fixées en août 1920.
2. Cette redécouverte des «ancêtres» phéniciens n’est bien évidemment pas étrangère à la montée des nationalismes en Europe. En 1936, le chrétien-maronite Pierre Gemayel fonde une milice au nom évocateur - les Phalanges (Kata’ib) - modelée sur les groupes paramilitaires espagnols ou italiens.
3. Nad Moghaizel Nasr: L’identité piégée? 1991, p.81.

 

 

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Emigré ou réfugié
Stratifiée depuis le XIXème siècle, l’émigration libanaise s’est aussi diversifiée.

Géographiquement, les flux migratoires se sont intensifiés vers l’Europe et les monarchies du Golfe (boom pétrolier dans les années 50).

Socialement, la guerre de 1975 a d’abord poussé à l’exil les familles les plus aisées: elles seules pouvaient quitter le pays précipitamment, assurées de profiter d’une fortune en dollars, investie pour partie à l’étranger (la Livre Libanaise ne s'effondrera qu’en 1985). La petite bourgeoisie, attentiste, espérait un règlement rapide du conflit, comme en 1958 (l’intervention américaine sauva alors un régime ébranlé par la Révolution nassérienne). Quant au petit peuple, il n’avait d’autre choix que de s’en remettre à la Providence!

Derrière une façade d’opulence, le pays cachait en fait de profondes disparités: un Liban féodal se taillait la part du lion (4% de très riches accaparaient 33% du revenu national), tandis que les couches les plus pauvres s’en remettaient au énième «plan de développement»; d’un autre côté la culture de la drogue s’intensifiait pour pallier l’absence d’investissements dans les campagnes(4). La guerre civile s’éternisant et les interventions étrangères se multipliant (la Syrie en 76, Israël en 78 et 82, l’Iran en 80), l’exil devint le seul espoir d’une population prise en otage. La dimension imaginaire prit tout son relief, quand on sait que les mêmes qui criaient «mort à l’Occident!» ne demandaient en fait qu’un visa pour les Etats-Unis, la France ou l’Australie. Il n’était plus question alors que d’aller gonfler une diaspora, d’autant plus appréciée à l’étranger qu’elle fait preuve d’un calme étonnant(5). Peut-on encore parler d’émigrés? Ne s’agit-il pas plutôt de réfugiés?

C’est bien évidemment poser là une question qui dépasse le cadre strictement libanais. Toutes les tentatives pour redonner consistance à l’Etat allaient échouer. Le coup de force du général Michel Aoun, qui déclencha une «guerre de libération» meurtrière s’il en est, aura au moins démontré que le consensus intra-communautaire est aussi fantasmagorique que la nation libanaise est imaginaire.

En définitive, celui qui voulait incarner l’union du peuple libanais a choisi un exil doré en France; mais après tout, n’est-il pas plus proche du «vrai» Liban dans la campagne orléanaise que retranché dans le palais-bunker de Baabda...?(6) Voilà maintenant deux ans que les Syriens et le gouvernement libanais qui lui est inféodé ont mis fin à la rébellion aouniste. Loin d’avoir réglé le problème de l’émigration, l’instauration de la Deuxième République (issue des accords de Taëf) l’a conduit dans une impasse.

Le commerce n’a pas connu la reprise annoncée; le port de Beyrouth (sous contrôle de l’armée) tourne au ralenti. Mais la plus grosse déception vient des émigrés, dont on attendait, sinon le retour, du moins le rapatriement d’une partis substantielle des capitaux(7). Dans ces conditions — le PNB par habitant avoisine celui du Sénégal! — l’émigration reste pour beaucoup le seul espoir d’un avenir meilleur. Une émigration rendue difficile par les restrictions de plus en plus sévères imposées par les pays d’accueil: le ministre des Affaires Etrangères en personne, Farès Boueiz, est intervenu auprès de la France, afin qu’elle limite l’entrée des Libanais sur son territoire. Alors, on en vient à regretter la guerre, l’argent facile et les faux visas.

Jusqu’en 1990, le Libanais est une victime bien «cotée»; une victime pour laquelle se mobilisent les âmes charitables et les politiques. Chrétien, il personnifie l’oppression séculaire exercée par les musulmans sur les chrétiens d’Orient; musulman, il est le jouet des puissances néocoloniales et de leurs «valets», les chrétiens et Israël! En fait, on s’est assez peu soucié de savoir pourquoi le Liban avait raté sa construction nationale, alors qu’il s’était fabriqué une si belle identité imaginaire. C’est que le Liban n’a été qu’une «bonne cause» parmi d’autres, remplacée aujourd’hui par la Croatie, puis la Bosnie(8).

La grave crise sociale qui couve aujourd’hui pourrait bien se terminer dans le sang. Déjà, de mini émeutes se sont déclenchées au printemps 92; certains manifestants réclamaient des armes pour lutter contre la corruption et l’immobilisme. La sortie de secours que constitue l’émigration se réduit de jour en jour: faudra-t-il à nouveau une guerre (une révolution?) pour que la majorité des Libanais prennent la fuite?

Il y a aujourd’hui plus de Libanais à l’étranger que dans le pays même(9). Deux étés de suite (1991 et 1992), ils sont revenus en masse; 200 ou 300.000 exilés qui ont rejoint un quartier ou un village. Il sont venus, mais ils ne sont pas restés.

Comment le pourraient-ils? Tout sépare les résidents, métamorphosés par quinze ans de guerre, de massacres et de haine, et les exilés, modelés à l’occidentale. La fracture est certaine. Plus inquiétant, certains des émigrés parmi les plus riches se présentent comme les «sauveurs» d’un Liban «perverti» par la guerre. Ils affirment que leurs enfants, élevés loin de la fureur, pourront seuls prendre en main les affaires d’un pays à la dérive. Ils sont minoritaires, mais ils détiennent ce qui manque le plus à une population traumatisée et démunie: l’argent.

Le Liban des «patrons», celui-là même qui a causé la perte d’un pays lâché par ses protecteurs naturels (la France principalement), est en train de renaître. Le prochain conflit pourrait donc bien être social, avec le risque d’être jugulé rapidement et brutalement. Car plus personne pour l’instant n’a intérêt à une nouvelle guerre, ni la Syrie, ni Israël, ni les puissances occidentales, ni la Russie. L’émigration restera alors un espoir et un rêve, comme elle l’a été presque sans discontinuer depuis un siècle et demi.

Notes

4. Les premiers trafiquants restent tout de même les responsables politiques et les (ex) chefs de milices.
5. Voir Pierre Pinta: "La paix de quinze ans: le Liban dans l’émigration", Hérodote n°60-61 (1991).
6. Irrité par l’opposition, qui l’accuse de «lâcher» les chrétiens du Liban, Roland Dumas explose et égratigne au passage l’establishment maronite: «Quels chrétiens du Liban? Ceux qui considèrent peut-être que l’on est mieux placé dans le XVIème arrondissement pour défendre Beyrouth que dans la capitale du Liban lui-même?» (Le Monde du 4/09/91).
7. Huit cents millions de dollars seulement de capitaux privés sont retournés au Liban depuis l’arrêt des combats, sur les 15 à 18 milliards d’avoirs libanais à l’étranger (Le Monde du 3/3/92).
8. Jean d’Ormesson s’est ému du sort réservé aux ruines antiques de Tyr (Liban Sud), alors qu'on mourait sous les bombes à quelques centaines de mètres. La cité médiévale de Dubrovnik attira seule son attention, pendant que les Serbes anéantissaient Vukovar. (Le Monde du 30/10/91).
9. On ne dispose d’aucun recensement fiable concernant la population libanaise. Toutefois, on l’estime entre 2,5 et 3 millions d’habitants, et peut-être dix fois plus dans l’émigration, en comptant tous les naturalisés. Pour la France, le chiffre communément accepté est celui de 200.000 (Le Monde du 28/06/91).

Pierre Pinta est chercheur en géopolitique à l'Université Paris VIII. Il prépare une thèse de doctorat sur l’émigration libanaise en France

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Bibliographie sommaire

Fayad Taan Dunia, Les Libanais en Côte-d’Ivoire d’hier à aujourd’hui, Allubnani 1988.
Haschimoto Kohei, L’émigration et le développement du conflit intercommunautaire, Revue des Deux Mondes, Septembre 1990, pp 112 à 128.
Pinta Pierre, La paix de quinze ans: le Liban dans l'émigration, Hérodote, n°60-61, 1991.
Pinta Pierre, Phéniciens et paysans, l’émigration libanaise en France, in Hommes et Migrations, Décembre 1991, pp 28 à 34.
Les habitants de Bint Jbeil à Détroit, Le Monde Diplomatique, Janvier 1990

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