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From the french periodical Confluences Méditerranée N°42 – 2002 | |||
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Avec ses frontières perméables avec la Syrie, une bourgeoisie encore fortunée et des ressortissants dans le monde entier, le Liban est un point de chute ou un point de passage de plus en plus utilisé par les migrants venant de toute l'Asie. Dora, dans la banlieue est de Beyrouth. Le quartier tient son nom d’un gros rond-point qui organise tout le trafic littoral. Derrière la place, dans des immeubles pouilleux, se sont installés de nombreux migrants asiatiques. Abdul, originaire du Bangladesh, vivait peut-être ici avec son amie sri lankaise rencontrée à Beyrouth, avant de partir tenter sa chance pour l’Amérique. Le réseau de passeurs auquel il s’était adressé devait l’envoyer au Mexique, pour qu’il passe le Rio Grande. Sa sœur, déjà aux Etats-Unis, lui a envoyé les 5 000 $ demandés par les passeurs. Abdul a obtenu un visa pour la République Dominicaine auprès du consul honoraire du pays à Beyrouth, un Libanais. L’étape suivante était l’île vénézuélienne de Curaçao : un nom de rêve pour un cauchemar. Abdul y est encore et, lâché par le réseau, il ne sait pas comment en sortir… Shima, la Sri Lankaise, vivait aussi ici, à Dora. Elle a tenté sa chance par la terre et s’est fait tirer dessus par les douaniers syriens à la frontière avec la Turquie. Le plan était d’arriver en Grèce, donc en Europe. Sérieusement blessée, elle a été incarcérée en Syrie avant de se retrouver au point de départ libanais, mais en prison. Iddi, un Tanzanien qui faisait partie du même convoi, a eu la présence d’esprit de se rendre à la police. Il est de retour au Liban, mais en bonne santé. Coût de la tentative : 2 000 $ par personne. Un peu plus au sud, au-delà des quartiers arméniens de Borj-Hammoud, c’est Nabaa, aux maisonnettes encore marquées par les stigmates de la guerre. Dans les ruelles défoncées, on croise des femmes kurdes aux vêtements multicolores. Les hommes sont assis dans un coin à l’ombre et discutent en buvant du thé. C’est de là que sont partis certains des réfugiés de l’East Sea, ce cargo antédiluvien qui s’est échoué en février 2001 sur une plage du Var. Par là aussi sont passés des passagers du Monica, arraisonné en mars dernier par la marine française au large de la Sicile. Ils avaient payé chacun entre 3 000 et 5 000 $, des sommes extraordinaires au vu de leurs revenus. Avec un contrôle aux frontières peu efficace, un niveau de vie supérieur à la moyenne régionale, de gros besoins en main-d’œuvre bon marché, une grande tradition d’externalité et des réseaux dans le monde entier, il aurait été étonnant que le Liban n’attire pas de travailleurs migrants, légaux ou non, et que certains d’entre eux ne tentent pas d’en faire une étape dans une stratégie migratoire dirigée vers l’Occident, en particulier l’Europe. Estella, une Philippine, est venue travailler à Beyrouth après-guerre pour financer les études de ses enfants. Elle a contacté une agence de Manille, tenue par un Libanais marié à une Philippine, avec qui elle a signé un contrat : deux ans de travail, 300 $ par mois. Ces démarches coûtent autour de 800 $ pour l’ouverture du dossier, l’obtention du visa et le billet d’avion. Il est impossible d’obtenir un permis de travail au Liban depuis l’étranger, et les agences s’arrangent avec le ministère du Travail libanais en lui présentant des employeurs potentiels, en réalité des prête-noms, qui s’engagent à raison de dizaines d’employées par personne. La méthode a été rodée pendant la guerre ; elle vient tout juste d’être interdite. Dès son arrivée à Beyrouth, Estella a perdu le contrôle de son passeport, qui est passé directement des mains de la police à celles du représentant de l’agence. Dès qu’elle a été engagée, Estella a signé un contrat cette fois-ci directement avec son employeur, à des conditions nettement moins favorables, 3 ans de travail à 200 $ par mois. Entre-temps, l’employeur avait signé un troisième contrat avec l’agence, à laquelle il avait payé 2 000 $ pour employer Estella. Ce contrat-là stipule simplement que le client a trois mois pour «retourner son acquisition» si elle ne lui donne pas satisfaction. Au-delà de ce délai, la somme est acquise à l’agence, qui perd toute responsabilité. Soucieux de «protéger son investissement» d’autant qu’il paye aussi le permis de travail et de séjour, le client se voit conseiller par l’agence d’enfermer son employée et de garder son passeport. Estella travaillait dans une jeune famille de la bourgeoisie beyrouthine, à la vie sociale très active. Les soirs de réception, elle finissait de ranger autour de 2 heures du matin, pour se réveiller 3 heures après et préparer le réveil des enfants du couple. Elle a tenu plus de 6 mois puis s’est enfuie, sans passeport. Elle a travaillé au noir plus d’un an, exclusivement pour rembourser ses employeurs et «racheter» son passeport… Si les histoires d’abus sur ces femmes séquestrées et surexploitées sont courantes à Beyrouth, leur situation s’améliore peu à peu sous la pression de quelques associations. Mais il y a plus grave. «Le problème, le vrai problème, c’est que ces femmes qui entrent légalement au Liban peuvent se retrouver très vite complètement bloquées. Si elles cessent de payer leur permis de séjour ou si leur employeur ne leur rend pas leur passeport, elles deviennent vites illégales. Au fil du temps, elles accumulent des arriérés de permis qu’elles n’ont aucun moyen de payer et n’ont même plus la possibilité légale de rentrer chez elles, sans même parler du billet d’avion», explique Tina Naccache, une Libanaise qui travaille à aider ces femmes et prépare un film sur un cas particulièrement kafkaïen. Le système d’importation d’employées de maison au Liban produit en fait une population qui risque à tout moment de déraper dans l’illégalité à travers un véritable trou noir administratif. Il y aurait aujourd’hui au moins 20 000 femmes dans cette situation au Liban, sur plus de 100 000 Asiatiques. Sans ressources, sans appuis, ces femmes ne peuvent pas survivre, et beaucoup échouent dans les bordels minables de la ville, tenus parfois par leurs compatriotes, au service d’autres migrants, en particulier de l’importante population masculine et célibataire d’ouvriers syriens. Les acteurs de ces agences d’importation de main-d’œuvre étrangère sont libanais ou originaires des pays de départ. Ils occupent souvent des positions importantes pour la logistique du système. L’un d’entre eux, un Sri Lankais, était ainsi jusqu’à il y a peu représentant de la mea, la compagnie aérienne libanaise, au Sri Lanka. Il siégeait aussi à la Commission chargée des travailleurs expatriés à Colombo. Et il était recherché par Interpol sur plainte de Berlin pour avoir organisé le passage clandestin de Sri Lankais vers l’Allemagne… Car quand il n’y a plus de possibilité de sortir légalement du Liban, certaines de ces femmes préfèrent tenter leur chance vers l’Occident plutôt que de subir les situations atroces qui leur sont promises au Liban. Pour elles, la voie principale semble rester la voie terrestre, avec le passage hasardeux de la frontière syro-turque. La filière serait tenue au Liban par des Tanzaniens, en situation légale… Les Kurdes qui visent l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, privilégient, eux, les voies aériennes ou maritimes, au moins pour la dernière partie du voyage. Là encore, aucun chiffre un tant soit peu fiable n’est disponible, d’autant que les frontières irakienne, syrienne, turque et libanaise sont remarquablement perméables à ce peuple éclaté. Avec les Sri Lankaises, Philippines ou Ethiopiennes, ils ont en commun la misère et l’espoir de faire fortune ailleurs. Les filières, par contre, sont différentes. Salah est kurde de Syrie ; il vit, légalement, à Beyrouth, mais cherche à gagner l’Allemagne. Témoin des départs de bateaux clandestins vers l’Europe, il raconte: «Les passeurs, c’est une mafia liée à certains partis politiques kurdes, en Irak ou en Syrie. Les chefs de ces partis assurent la logistique ; ils ont des chauffeurs ; ils sont en cheville avec des officiers syriens ou libanais… Ils ont aussi de nombreux rabatteurs». Selon lui, il y a eu cinq départs de bateaux du Liban ces deux dernières années. Les passeurs achètent le bateau, cherchent des clients et les amènent clandestinement au Liban depuis le nord de l’Irak ou de la Syrie, en voiture. Le réseau a des appartements dans la banlieue de Beyrouth, ou à Tripoli, au nord du pays, où les voyageurs sont logés et nourris, en attendant que le bateau soit rempli. Il faut autour de 1000 candidats pour les plus gros bateaux, une centaine pour les petits, et l’attente peut durer plusieurs semaines. Quand le quota est atteint, les migrants sont rassemblés de nuit par petits groupes dans un coin désert de la côte libanaise et emmenés en barque vers le bateau qui mouille au large. A la fin de la nuit, l’opération est terminée, et le bateau peut partir. Dans le meilleur des cas, il s’échoue, comme le East Sea sur les côtes françaises. Avec un peu de patience, les migrants sont sûrs de gagner l’Allemagne. Au pire, le capitaine les abandonne au large de Chypre, en leur faisant croire que c’est l’Italie. C’est alors le retour à la case Liban, avec le risque, pour ceux d’entre eux qui n’avaient pas le droit de quitter le territoire syrien, de purger de longues peines de prison. Entre temps, les candidats à l’exil avaient suivi de véritables sessions de formation. Il faut parler kurde, bien sûr, pour être crédible auprès des interprètes européens. Mais il faut aussi connaître le nom de villages d’Irak ou de quartiers de Bagdad, car la règle est de se dire Kurde irakien, non pas du Kurdistan autonome du nord du pays mais des régions sous contrôle de Saddam Hussein, pour maximiser les chances d’obtenir l’asile politique. En réalité, l’essentiel de ces voyageurs vient de Syrie ou du Kurdistan irakien. Une telle logistique est difficilement imaginable sans de multiples complicités dans l’administration libanaise… Salah n’a jamais osé prendre le risque du départ par la mer ; il affirme vouloir «fuir une vie de chien, pas se noyer». Il cherche une solution par avion mais, depuis le 11 septembre, les pays d’accueil sont infiniment plus regardants, et les pays de départ sont sous pression. «Il y a un mois, j’étais à Damas et j’ai demandé à un ami dont les deux frères sont partis, s’il connaissait quelqu’un qui pouvait m’aider», explique-t-il. «Lui aussi voulait partir, et il avait rendez-vous avec un type le jour même. Je suis venu avec lui, et le type m’a dit : «Si tu veux, dans trois jours il y a un départ» mais je voulais plus de temps. J’ai appris après que ce groupe était resté bloqué en Algérie et a dû revenir en Syrie. Ce type était un grand passeur mais, depuis le 11 septembre, il n’a plus réussi un seul passage…». Une des techniques de cette filière, outre la falsification de visa, c’est d’arriver légalement à proximité de l’Europe, avec un visa roumain, par exemple, et un billet d’avion qui prévoit une escale dans une ville de l’Union européenne. A l’escale, le candidat déchire son passeport, rate sa correspondance et se livre. S’il a de la chance, il est interné dans un camp d’accueil provisoire et, avec de la patience, le réseau lui fait atteindre l’Allemagne. L’Italie et la Hollande ont la réputation d’offrir ainsi les escales les plus «fiables». Le trajet, là aussi, coûte autour de 3 000 $ par personne ; le service comprend le billet d’avion, l’obtention du visa et le suivi du candidat jusqu’à sa destination finale. Mais on peut négocier la date de paiement. Certains payent avant, sans garantie, d’autres payent en deux fois, avant et après le succès de l’entreprise. D’autres enfin confient l’argent à un intermédiaire de confiance connu des passeurs. D’Allemagne, le migrant passe un coup de téléphone pour autoriser le paiement. Le Liban et la Syrie ont récemment commencé à arrêter ces mouvements de départs. Plusieurs centaines de Kurdes candidats à l’exil ont été arrêtés mi-mai dans un hangar du nord du Liban, et des passeurs sont de plus en plus souvent arrétés. Mais entre la corruption qui gangrène les polices et la misère qui motive les voyageurs, c’est une mission quasiment impossible. |
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Tristan Khayat |
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