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Thèse de Doctorat d'Histoire - 1993 Université de Paris VIII |
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Fawwaz Traboulsi studied at the American University of Beirut and the School of Oriental Studies in London and received his doctorate in history from the Université de Paris (VIII). After a long career in journalism and political activism, he is presently an associate professor of Political Science and History at the Lebanese American University, Beirut-Lebanon. He has written on history, Arab politics, social movements, folklore and art. Among his writings Guernica-Beirut (a Picasso mural/an Arab city in war, 1987), an anthology of the writings of Ahmad Fâris al-Shidyâq (1995), Sûrat-ul-Fata bi-l-Ahmar (a memoir, 1997), Silât Bilâ Wasl (a critique of political thought in Lebanon, 1998), Wu´ûd´Adan (a diary of Yemen, 2000) an Arabic translation of Edward Said's Out of Place (2000). His recent publication is Dhofar, a testimony from the revolutionary period (2003). He is presently editing Issa Iskandar al-Ma´luf's 12-volume Genealogy of Oriental Families (Arabic) and translating an anthology of Frederic Jameson's writings. | |||||||||||||||||||||||||||
La réforme par les armes
A la différence de beaucoup d'interprétaions de la 'guerre des deux ans', qui la qualifient de 'guerre chrétienne-palestinienne', celle-ci nous semble être celle où les facteurs inter-libanais ont été les plus pesants. Lors de ces deux années, un duel est engagé entre les deux forces 'modernes' et populistes libanaises issues de l'extrapolation de la crise sociale: le parti phalangiste et le MNL, alternant dans leurs tentatives, à partir des opérations militaires, de s'imposer l'un à l'autre tout en essayant de s'imposer chacun en tant que représentant politique principal, voire exclusif, de son propre 'camp'. [1] |
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I. Le dialogue armé | |||||||||||||||||||||||||||
Dans cette première phase de la guerre, deux dialectiques s'opèrent: un jeu d'exclusion réciproque entre les deux principaux protagonistes et un dialogue armé sur la priorité donnée à la sécurité (l'intervention de l'armée) ou aux réformes. [2] Les Phalanges résisteront aux réformes imposées par les pressions militaires comme ils l'avaient fait du temps de la crise sociale et les pressions politiques. Quand, après quatre jours de combats violents, ils acceptent, le 16 avril, de livrer deux de leurs miliciens tenus pour responsables de la tuerie de ´Ayn al-Rummânah, cette concession tardive est toutefois accompagnée d'une campagne virulente contre la gauche, "malveillante, malintentionnée et à la solde de l'étranger dont elle reçoit des sommes fabuleuses pour oeuvrer à la destruction du Liban et de la Résistance palestinienne...". Le parti des Phalanges conclut sur l'urgence de "détruire cette source malsaine". [3] La seule erreur que les phalangistes reconnaissent avoir commise est la "multiplication des concessions" que cette gauche aurait exploitées. [4] La riposte du MNL fut du même niveau. Sans prôner l'éradication, il propose l'exclusion, en revendiquant la dissolution du parti des Phalanges et la démission de ses ministres du gouvernement. Ce n'était qu'une revanche à l'ostracisme politique que les Phalanges et Cham´ûn avaient imposé contre Junblât durant les trois dernières années. Paradoxalement, le parti de Pierre Jumayyil auquel on reprochait son particularisme anti-arabe et qui était taxé péjorativement d' isolationniste (in´izâlî) dans la littérature du MNL, se trouvait châtié par l' isolement (´azl)! Ce mot-d'ordre fut une des graves erreurs du MNL et contribua au renforcement de parti des Phalanges et de son influence sur le public chrétien.
1. L'armée ou les réformes? La démission des ministres chrétiens (et non seulement les ministres phalangistes) mena à la chute du gouvernement. Lors d'une session houleuse du parlement, Rachîd al-Sulh, présente sa démission dans un discours agressif dans lequel il met en cause les phalangistes et il est pris à partie par les députés de ce parti. [5] La réponse de Franjiyyah fut à la mesure de l'incapacité de l'homme à gérer une crise qui lui échappait. Il désigne un cabinet de militaires, le 23 mai, et le charge de "rétablir l'ordre". Son fils, Tony Franjiyyah menaçait depuis 1973 d'instaurer une dictature militaire; voilà son application caricaturale. En réponse, la gauche appela à une grève générale, appuyée par le monde politique musulman presque unanime auquel s'étaient joint nombre de personnalités chrétiennes, dont Raymond Iddî. Le gouvernement militaire fut mort-né, mais il constitua un précédent dangereux. Franjiyyah fit volte-face et, trois jours plus tard, désigna Rachîd Karâmî pour former un nouveau gouvernement. Celui-ci parvient à négocier un cessez-le-feu avec l'aide des médiateurs syriens, qui interviennent directement pour la première fois dans la crise libanaise. Mais la constitution du gouvernement est bloquée par le veto qu'opposa Junblât à la participation des phalangistes, bombardement des quartiers Est de Beyrouth à l'appui. Une rencontre de réconciliation à Ba´abdâ, en juillet, débouche sur un gouvernement de six ministres excluant et les Katâ'ib et Junblât, mais qui marque un retour triomphal de Kamîl Cham´ûn sur le devant de la scène politique en tant que super-ministre. [6] Le dialogue par les armes battait son plein: une partie utilisait les combats pour imposer le recours à l'armée, l'autre pour imposer les réformes. Ainsi, les deux protagonistes représentaient l'apogée de deux logiques qui se débattaient depuis des années au sein de la société libanaise. En appui à ses pressions militaires sur le terrain, le MNL lance, en août, son programme transitoire 'Pour la réforme démocratique du système politique du Liban'. [7] Pour toute réponse, Jumayyil avertit que toute réforme serait "jouer avec le feu". Et al-´Amal développe une théorie selon laquelle la domination politique maronite serait la seule garantie pour une minorité condamnée à l'oppression que la majorité exerçait par définition, c'est-à-dire, en tant que majorité, involontairement et même inconsciemment. [8] Quelques jours plus tard, le 22 août, Pierre Jumayyil, vraisemblablement sous l'influence des réactions positives qu'avait suscitées le programme du MNL, distribua un long communiqué dans lequel il revendique la laïcisation de l'Etat- réduite à un régime uni des statuts personnels et une distribution des postes de l'administration selon la compétence- mais concède que cette laïcisation serait une étape transitoire vers l'abolition du confessionnalisme politique dans la représentation parlementaire et la fonction publique. A la confusion fut ajouté l'irrédentisme. Car Jumayyil précise que la Constitution et le Pacte national de 1943 sont intouchables et ne peuvent être modifiés sans l'accord de l'unanimité des Libanais. Comment jauger cette unanimité? Avec les meilleures des intentions démocratiques, on aurait pu espérer un référendum. Or, Jumayyil, qui revendiquait, depuis un certain temps déjà, l'organisation d'un référendum pour sonder l'avis des Libanais sur la présence de l'OLP au Liban, rejetait le recours au référendum pour permettre aux Libanais de se prononcer sur l'abolition du confessionnalisme politique! Le débat fut ainsi clos. "Pas de réformes, pas d'armée", semblait être la réponse du MNL. Quand en septembre, Rachîd Karâmî, qui se voulait le héros qui allait empêcher un 'quatrième round' de combats, fit appel à l'armée après avoir limogé son ancien chef contesté, le veto du MNL et de la Résistance palestinienne contre tout engagement de l'armée sans l'acceptation des réformes provoqua les quatrième et cinquième rounds de combats qui se déroulèrent à Zahlah et Zughurtâ cette fois. L'Armée de libération zughurtiote commandée par Tony, fils du président Franjiyyah, était principalement responsable de la tension militaire avec Tripoli. L'intervention de l'armée pour établir une zone-tampon entre les deux villes voisines du Nord ne fit qu'aggraver les choses; elle fut accusée de connivence avec les Zughurtiotes. Un appel à la grève générale contre l'intervention de l'armée au Nord lancé par le MNL n'est pas retiré à temps pour empêcher l'embrasement des fronts de Beyrouth. Les phalangistes prirent l'initiative de bombarder le centre-ville tandis que leur porte-parole déclarait que les combats se poursuivraient jusqu'au déploiement de l'armée légale.
2. Le vrai-faux débat sur la laïcité Une nouvelle trêve voit la constitution d'un Comité de dialogue national (CDN) de vingt membres, présidé par Cham´ûn et Karâmî, qui forme des sous-comités pour la sécurité et les réformes politiques, économiques et sociales qui siègeront presque en permanence pendant les mois de septembre et octobre. [9] Malgré le fait que le dialogue entre les protagonistes ne mit pas un terme aux combats, il donna un souffle d'espoir et le comité devint le foyer principal de la vie politique du pays. Une délégation de l'OLP soumet au CDN un mémorandum réitérant son engagement à respecter la souveraineté libanaise et le refus du peuple palestinien d'une patrie de rechange. Mûsâ al-Sadr, au nom des chefs religieux, l'exhorte à ramener la "coexistence entre les familles spirituelles" du pays tandis qu'une délégation commune des patrons et des syndicats, représentés par Adnân Qassâr et Iliyâs al-Habr, incite ses membres à occuper les locaux jusqu'à l'acceptation de leurs propositions et réformes. A l'intérieur du comité sur les réformes politiques, peut-être pour la première fois dans l'histoire du pays, se tiennent des discussions directes sur les questions essentielles de la vie publique. Les revendications du MNL planaient sur les débats. Son programme se proposait de moderniser le système politique par une série de réformes politiques démocratiques: i) l' abolition du système confessionnel politique, ii) l'instauration d'un code civil facultatif pour les statuts personnels, auquel les Libanais qui ne veulent pas être soumis aux statuts personnels de leurs confessions pourraient adhérer; iii) une réforme du système électoral qui stipule en premier lieu des élections législatives à la proportionnelle dans un Liban formant une seule circonscription électorale. On a souvent reproché au MNL d'avoir lancé son programme trop tard, après que les conflits armés eurent pris le dessus sur le dialogue politique. En fait, la plupart des réformes proposées n'étaient que la somme des revendications que le mouvement démocratique et populaire réclamait depuis l'indépendance: un rééquilibrage des pouvoirs entre le président de la République et le premier ministre, l'interdiction du cumul des fonctions de député et de ministre, une réforme de l'armée pour qu'elle devienne une force de défense nationale, la création d'un conseil pour représenter les intérêts socio-économiques, etc. Même l'idée d'un code civil facultatif pour les statuts personnels figurait parmi les revendications de la célèbre grève des avocats en 1948! La proportionnelle, quant à elle, faisait l'unanimité parmi les partis politiques qui se voyaient bloqués par le système de représentation confessionnel, en particulier le Parti progressiste socialiste de Junblât et le Parti des phalanges. Ce dernier, pourtant, l'envisageait dans le cadre de la représentation confessionnelle, ce qui était conforme à ses intérêts les plus immédiats pour devenir la première force parlementaire et politique parmi les chrétiens. [10] Pourtant, l'originalité de la proportionnelle dans le programme du MNL réside dans la liaison qu'il établit entre trois propositions: la suppression du confessionnalisme politique, le système de la proportionnelle et la constitution de tout le Liban en une seule et unique circonscription électorale. La logique de cette combinaison peut être résumée ainsi: un pays divisé, où il n'y avait que des minorités politiques, devrait se doter d'un système électoral qui représenterait toutes les tendances idéologiques et politiques, ne laissant aucune en dehors de la Chambre. Dans le contexte immédiat des conflits en cours, c'est-à-dire, dans un pays scindé en deux blocs rivaux, dirigés par deux partis politiques 'modernes', un tel système aurait permis aux deux adversaires de soumettre leurs programmes respectifs au jugement de la majorité des Libanais exprimé par le scrutin. Dans ce sens, la proportionnelle se voulait un facteur de cohésion nationale et une véritable expression de démocratie. En libérant la représentation parlementaire de la logique des confessions, des régions et de la dichotomie entre ville et campagne, le nouveau système imposerait aux candidats, plus précisément aux listes électorales, de s'adresser à un public pluriconfessionnel sur toute l'étendue du territoire libanais, et d'axer ainsi sur des projets de société d'ordre national plutôt que d'exploiter les loyautés traditionnelles ou le clientélisme Ce pluralisme à la proportionnelle répond à l'accusation hâtive de centralisme dirigée contre le programme de la gauche, chez certains auteurs (Beydoun, par exemple), qui ont l'amalgame facile entre la position centralisante attribuée à l'historiographie et à la politique 'sunnites' et la vision politique de la gauche. De plus, le programme de la gauche comprenait toute une section sur la décentralisation administrative, conçue comme alternative aux projets de partition. Lors des réunions du comité politique, Jumayyil, dont les échanges violents avec Junblât aboutirent à plus d'une levée de séances, se contenta, la plupart du temps, de poser ses questions et interpellations existentielles et identitaires: quel Liban voulons-nous? chrétien ou musulman? quel système socio-économique? capitaliste ou socialiste? les chrétiens ont peur, que faire? etc. Malgré son souci de reprendre tous les fondements de l'existence du pays à zéro, il ne se priva pas de déclarer qu'il quitterait le comité si la modification de la Constitution était mise à l'ordre du jour. Son suppléant, le député de Jizzîn Edmond Rizq, s'opposa, au nom de son parti, à tout changement dans la règle inégale de représentation politique et administrative de 6/5. De plus, Jumayyil mit en cause la représentativité du CDN, tantôt proposant que les débats soient reférés à la Chambre des députés, tantôt avouant qu'un tel dialogue aurait été bénéfique, mais dans d'autres circonstances que celles de la crise armée. Kamâl Junblât avait, lui, des réserves d'une toute autre nature. Il s'opposa à l'adoption de la règle confessionnelle dans le choix des membres du Comité et nota l'absence de représentants des forces qui ont leur poids dans l'opinion publique (il pensait notamment à ses collègues du MNL, les Murâbitûn, les communistes et le PSNS) et proposa le programme des réformes du MNL comme contribution aux discussions. Raymond Iddî évoqua la laïcité - réduite à l'adoption d'un code civil pour les statuts personnels- comme transition vers l'abolition progressive du confessionnalisme politique, ce qui provoqua la réaction attendue de la part des notables musulmans. ´Abd Allâh al-Yâfî s'y opposa par un raisonnement qui dit que le mariage civil enfreignait un article de la foi musulmane. Tout en reconnaissant que le Coran n'était pas explicite dans sa prohibition du mariage d'une musulmane à un non-musulman, il nota, cependant, que la tradition l'avait, depuis, établie. Les représentants du MNL, pour leur part, insistaient sur leur formule de compromis qui stipulait l'adoption d'un code civil facultatif. Il aura fallu l'intervention du grand juriste constitutionnaliste, Edmond Rabbath, pour faire la part des choses. En introduction à ses longues et stimulantes interventions devant le comité, Rabbath tint à définir la guerre civile comme " confessionnelle par la forme, sociale par le contenu et les revendications " et imputa au système de la 'libre entreprise' la responsabilité " des inégalités sociales, couvertes par des emballages confessionnels ", qui ont abouti à l'explosion de la violence guerrière. Toute aussi précieuse fut sa distinction entre abolition du confessionnalisme politique et laïcité. La pluralité des confessions, leur indépendance et leur représentation politique et administrative selon des pourcentages numériques (présumés), dit-il, sont tous contraires au principe démocratique essentiel: celui de l'égalité politique et juridique des citoyens. Il insista sur un de ses sujets favoris: la contradiction inhérente dans la Constitution qui essaie de concilier deux inconciliables : l'égalité des citoyens devant la loi et le système du confessionnalisme politique, tout en rappelant que le fameux article 95 de la Constitution ne faisait pas mention du confessionnalisme dans la représentation populaire (parlementaire et communale). Rabbath attaqua la question des statuts personnels sous le même angle: les législations sur les statuts personnels enfreignaient la souveraineté de l'Etat et la Constitution (car elles soumettent des citoyens libanais à la législation et aux décisions d'autorités non-libanaises: le Vatican dans le cas des catholiques, le Najaf pour les chiites, etc.). [11] Il proposa, en revanche, deux mesures: i) que les tribunaux civils jugent tous les cas de statuts personnels, chaque cas selon les législations de la communauté du concerné; ii) la création d'un code civil unifié auquel les citoyens pourraient adhérer volontairement, ce qui consacrerait, toujours selon Rabbath, le principe de la liberté personnelle, principe-clé de la démocratie. [12] Mais allons un peu plus loin dans la même logique d'Edmond Rabbath. Vis-à-vis d'un programme qui stipulait un code civil facultatif, l'insistance de quelques leaders chrétiens sur l'unicité et l'obligation du code civil devenait de la pure démagogie. L'évocation de la laïcité face à l'abolition du confessionnalisme politique ressemblait fortement à un stimulus-code émis en direction des notabilités musulmanes qui, de par son mélange d'avertissements et de menaces, ne manquait de provoquer des réactions pavloviennes. L'avertissement, d'ordre politique, s'adressait à leur instinct de préservation d'un système politique dont toute la classe politique traditionnelle bénéficiait, bien que de manière inégale. Quant à la menace, elle était double: religieuse- l'imposition d'une législation contraire à un article de la foi musulmane- et politique- celle que Pierre Jumayyil brandit quand il parle de retirer les quotas de représentaion dans les postes de l'administration, quotas qui, du moins selon lui, faisaient bénéficier les musulmans, défavorisés par le système socio-économique et éducatif. Mais l'expérience était sur le point d'échouer; le stimulus ne provoquait plus la même réponse. Il y avait une autre force qui parlait selon une toute autre logique qui dépassait de loin le débat traditionnel: monopole politique chrétien/participation musulmane. D'autre part, Edmond Rabbath avait sectionné la relation stimulus/réponse en établissant qu'il n'y avait pas d'équivalence entre les deux propositions (abolition du confessionnalisme politique/laïcité des statuts personnels), car l'un s'adressait au démocratique et au constitutionnel- l'égalité politique et juridique des Libanais- tandis que l'autre s'adressait au laïc, la séparation entre religion et Etat. Finalement, sous l'effet de la crise, la plupart des politiciens musulmans traditionnels n'étaient plus réservés à l'égard de l'abolition du confessionnalisme politique, du moins à leur façon, où se confondait le désir d'une meilleure répartition confessionnelle à l'intérieur de la classe politique avec la tentation d'utiliser l'argument de la supériorité numérique musulmane. Est-ce que l'adoption de la laïcité aurait fait une différence radicale et indispensable dans la solution d'une crise qui mettait en cause l'unité du pays? Nous avons du mal à le croire. L'exemple d'un pays voisin pourrait appuyer notre scepticisme: Chypre est dotée d'un code civil laïc à tel point qu'une bonne partie des mariages inter-confessionnels des Libanais se font dans cette île et sont enregistrés en tant que mariages civils. Mais cela n'a pas empêché la république chypriote d'être divisée, en deux Etats de fait, entre grecs chrétiens et musulmans turcs sur des bases confessionnelles et régionales. D'autre part, est-ce que la laïcité était vraiment une revendication 'chrétienne'? Les forces politiques chrétiennes, étaient-elles d'accord pour que l'Etat privilégie l'éducation publique et l'école et l'université laïques, elles qui ne faisaient qu'afficher leur hostilité envers l'enseignement public et l'Université libanaise et s'opposer à leur développement? Etaient-elles partisanes de l'abolition ou de la limitation de la mainmorte de l'Eglise? De la suppression des exemptions fiscales dont bénéficiaient les entreprises et les projets économiques de cette Eglise? L'Eglise maronite a-t-elle, ne fût-ce qu'une seule fois déclaré son approbation, voire sa tolérance, vis-à-vis de la levée de sa juridiction sur les statuts personnels pour l'investir dans l'Etat? Finalement, est-ce que le droit au divorce n'enfreignait-il pas aussi un article de foi pour les maronites et les catholiques? Les champions du mariage civil dans la classe politique chrétienne étaient-ils connus pour la facilité avec laquelle ils allaient à l'encontre des positions de l'Eglise? Autant de questions qui dévoilent l'absurdité de ce jeu et du vrai-faux débat qu'il suscitait... Quoi qu'il en soit, le sous-comité sur les réformes politiques parvint à se mettre d'accord sur la suppression de la représentation confessionnelle dans le Parlement et la fonction publique par un vote 'unanime' auquel il ne manquait que la voix de Pierre Jumayyil qui avait commencé à s'absenter des sessions avouant qu'il était incapable de trouver un terrain d'entente avec les autres membres du comité. Mais la troïka Cham´ûn-Jumayyil-Franjiyyah réussit à saboter les travaux du Comité de dialogue national; ce qui restait de ses recommandations sur les réformes échoua dans les tiroirs du président Franjiyyah et ne fut soumis au Conseil des ministres qu'après des semaines d'attente pour se métamorphoser en un tout autre programme. Empêcher toute réforme et tout changement à tout prix, y compris par la violence- telle était la devise qui dirigeait la politique phalangiste. Amîn Jumayyil l'avait bien exprimé lors d'une table ronde organisée par Radio France International:
Il conclut par cette phrase étonnante: "Nous croyons au dialogue, voilà pourquoi nous avons eu recours à la violence." [13] |
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II. Vers la solution militaire | |||||||||||||||||||||||||||
Avec l'échec du dialogue sur les réformes, c'est le dialogue de la violence qui reprend le dessus. Franjiyyah et son super-ministre, Cham´ûn, dont les milices participaient activement aux combats, dirigaient le gouvernement et commandaient l'armée et les forces de l'ordre, tandis que Karâmî, marginalisé, se retranchait dans une réclusion volontaire dans le siège gouvernemental à Beyrouth-Ouest avant de suspendre son activité, en novembre 1975, en signe d'objection à la connivence de l'armée dans le déchargement d'un navire d'armes destinées aux milices chrétiennes dans le port de Jûniyah. Entre temps, le MNL était passé à l'offensive dans Beyrouth, insistant sur l'impossibilité d'un retour au calme tant que Franjiyyah était au pouvoir. C'est la bataille de Qantârî, ´Ayn al-Muraysah sur bord de mer et celle des grands hôtels, situés entre les deux. Dans ce quartier mixte à l'intérieur de Beyrouth-Ouest, les phalangistes avaient conservé une présence militaire dans ce qui était connu comme le 'quatrième district' du parti. Outre le fait que cette zone constituait une protubérance phalangiste dans Beyrouth-Ouest, elle commandait la route stratégique qui reliait la Banque du Liban à Beyrouth-Est par le centre-ville. Le 6 décembre, pendant que Pierre Jumayyil et les membres du bureau politique de son parti étaient en visite à Damas, le massacre du 'samedi noir' à Beyrouth-Est, déclenché par la découverte des corps de quatre phalangistes kidnappés, se solda par la mort de 200 civils musulmans. Le MNL- pour couper court à un contre-massacre à Beyrouth-Ouest, la région mixte de la capitale- déclenche la bataille des hôtels et ouvre un nouveau front dans le centre-ville. Le 9 décembre, l'intervention de l'armée pour récupérer les hôtels Saint-Georges et Phoenicia entraîne une participation plus directe et plus massive des organisations palestiniennes dans les combats. Franjiyyah rejoint la campagne phalangiste en dénonçant le "complot sioniste-gauchiste" et accuse la gauche de vouloir établir "sur le front de l'Orient, une base à partir de laquelle elle va se lancer à l'assaut de la tanière des Arabes et de leurs trésors". L'incitation du monde conservateur arabe, pétrolier surtout, contre ses adversaires, est transparente. Sur le plan intérieur, il déclare son refus de tout dialogue tant que l'ordre n'est pas établi. Le président, de plus en plus isolé, a toujours l'appui du quotidien al-Nahâr, et d'une 'troisième force' pro-syrienne regroupant le parti Ba´th, les nasséristes de Kamâl Châtîlâ et les partisans de Mûsâ al-Sadr. Ce dernier, surpris et marginalisé par la guerre, avait refusé de prendre parti pour un camp contre l'autre. En juin, il entame une grève de la faim dans l'école ´Amiliyyah contre la violence et jusqu'à la formation d'un nouveau gouvernement d'union nationale. Un mois plus tard, le 6 juillet, il annonce la création du mouvement Amal. [14] Mais une explosion dans un camp d'entraînement de Fath dans la région de Ba´albak, qui fit une dizaine de victimes parmi ses partisans, dévoila que l'imam était secrètement en train de former une milice. Au début de la nouvelle année, les Numûr (Tigres) de Cham´ûn et les milices phalangistes entament la première bataille de purification de 'leur' territoire des enclaves musulmanes et palestiniennes. Le camp palestinien chrétien de Dubayyah, sur le littoral du Matn est occupé le 13 janvier et les premières attaques se font sur les bidonvilles de la Quarantaine et de Maslakh (les abattoirs), à majorité libanaise, qui contrôlent la sortie Nord de la capitale. Les forces communes du MNL et des Palestiniens ripostent en assiégeant Dâmûr, un bourg de 20.000 habitants à majorité maronite, sur le littoral du Chûf, où les phalangistes avaient dressé un barrage armé qui contrôlait la route Beyrouth-Saydâ. Cham´ûn, retranché dans son palais dans la localité voisine de Sa´diyyât, fait intervenir l'armée et l'aviation pour le défendre. Dâmûr, Sa´diyyât et Jiyyah furent envahies deux jours après la chute de la Quarantaine, le 22 janvier. [15] A partir de ces combats, le 'tir' politique des phalangistes est ajusté et vise maintenant les 'étrangers' qui interviennent dans les affaires libanaises, en référence directe aux Palestiniens. Dans un temps où le pouvoir de Franjiyyah est devenu inféodé aux milices de droite, le bureau politique du parti ne trouve de meilleure solution que celle de revendiquer "l'unicité de la volonté de l'Etat et du pouvoir" et d'accuser les musulmans d'affaiblir l'un et l'autre. [16] Pour le moment, l'unicité du pouvoir fit éclater l'armée. Des unités et casernes à majorité musulmane dans la Biqâ´, le Nord, le Sud et Beyrouth se révoltent sous la direction d'un groupe d'officiers musulmans subalternes. Une armée parallèle, l'Armée du Liban arabe (ALA), est née, sous le commandement du colonel Ahmad al-Khatîb, armée que Fath appuie et arme avant qu'elle ne soit prise en charge par la Libye. Le 23 janvier 1976, une nouvelle médiation syrienne aboutit à un nouveau cessez-le-feu et à l'entrée d'unités de l'Armée de libération de la Palestine (ALP), stationnées en Syrie, pour se déployer le long de la 'ligne verte' entre les deux secteurs de la capitale. Karâmî, démissionnaire en opposition à la participation de l'armée aux côtés des forces du Front libanais, rejoint Franjiyyah pour une visite à Damas où fut élaborée une Charte nationale qui établit la parité dans la représentation entre musulmans et chrétiens. Annoncée par Franjiyyah, à la mi-février, la Charte fut rejetée par le MNL qui insistait sur l'abolition complète du confessionnalisme politique et les réformes du système électoral. D'autre part, la constitution d'un nouveau gouvernement est bloquée par Cham´ûn et Jumayyil qui opposent leur veto à toute participation de Junblât au gouvernement. C'était la contre-exclusion. Pendant que la crise ministérielle battait son plein, le général en retraite ´Azîz al-Ahdab, prend le contrôle de la station de télévision, le 11 mars, et proclame la destitution de Sulaymân Franjiyyah de ses fonctions. Les troupes rebelles de Khatîb se rallient au coup-d'Etat. Malgré le fait que le 'général télévision', comme il fut surnommé, manquait de moyens pour imposer sa décision, il réussit à remettre la démission du président à l'ordre du jour. Le départ de Franjiyyah n'était pas seulement une demande de 'l'illégalité'; il était aussi et surtout celui de la seule 'légalité' qui était restée dans le pays, la Chambre des députés. Quelques jours plus tard, le président de la Chambre, Kâmil al-As´ad, soumet à Franjiyyah une pétition des parlementaires demandant sa démission; elle porte les signatures de 68 députés, sur un total de 99, soient plus que les deux tiers constitutionnellement requis dans ce cas. As´ad, Salâm et Karâmî se rendent à Damas pour demander l'intervention des autorités syriennes pour convaincre Franjiyyah de prendre l'ultime décision salvatrice. Au sein du Front libanais, le parti des Phalanges est presque acquis à cette solution. Il aura fallu l'intervention personnelle de Pierre Jumayyil pour empêcher son bureau politique d'ajouter sa voix à celles qui demandent le départ de Franjiyyah. [17] Ce dernier faisait la sourde oreille à tous ces appels; il a désormais l'appui de Damas qui lui trouve une sortie honorable: la modification de la Constitution (l'article 73) pour permettre l'élection de son successeur avant la fin de son terme. Le 25 mars, le palace présidentiel à Ba´abdâ est bombardé et Franjiyyah se réfugie à l'Est, triste symbole de la cassure de l'Etat. Cependant une autre cassure se produit. Fin mars, se tient la dernière rencontre entre Junblât et le président syrien Asad. Le premier, dont les forces sont en train de gagner du terrain partout, peut se vanter de contrôler 80% du territoire libanais. Plus encore, il est conscient qu'il est en train de tenter sa dernière chance pour changer le système dans son pays. Le chef de l'Etat syrien est dans une toute autre situation. Sa vision est déterminée par des considérations régionales qui commandent maintenant un projet stratégique, celui d'unifier quatre peuples et trois pays (la Syrie, le Liban, la Jordanie et les Palestiniens) sous sa direction, pour ne pas dire domination, afin de faire le contrepoids à Sadât, qui a inauguré son pas-à-pas vers une paix unilatérale avec Israël. La vision des affaires libanaises par Asad est une vision largement extérieure. La question du changement intérieur ne semblait pas beaucoup l'intéresser, pour ne pas dire qu'il n'appréciait pas trop un Liban démocratique et non-confessionnel à ses côtés. De plus, il s'était déjà engagé à soutenir Franjiyyah et les phalanges. Un dialogue de sourds se prolonge sept heures durant entre les deux hommes. Junblât plaide pour le départ de Franjiyyah, un vote sur l'abolition du confessionnalisme politique et les réformes au Parlement avant l'élection d'un nouveau président, comme conditions pour résoudre la crise. Asad tout en appuyant le fait que la Syrie était un Etat laïc et ne saurait accepter de poser les questions en termes confessionnels, s'accrochait néanmoins à la Charte nationale de Franjiyyah qui consacrait le confessionnalisme. Plus important, la rencontre était condamnée à se terminer par une rupture car chacun des deux interlocuteurs avait dévoilé le fond de sa pensée et avoué l'inavouable. Junblât aurait avoué sa volonté d'imposer une défaite militaire au Front libanais. Il se défend des accusations lancées par Asad de vouloir opprimer les chrétiens, en faisant savoir au chef d'Etat syrien qu'il connaissait ses compatriotes chrétiens mieux que quiconque et était capable de les rassurer ultérieurement. Asad, pour sa part, aurait avoué qu'il comptait entreprendre une incursion sécuritaire syrienne (qu'il avait qualifié de 'limitée') pour contrôler l'OLP au Liban. |
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Fawwaz Traboulsi |
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