Identités et solidarités croisées dans les conflits du Liban contemporain
Chapitre 11 : Le long coup d’Etat phalangiste

by Fawwaz Traboulsi

 
  sections [chapitre 11]
I. Sarkîs ou le chihabisme à l'envers
I.1. Camp David et l'effritement de l'alliance tripartite
I.2. Le rêve sécuritaire
II. La résistible ascension de Bachîr Jumayyil
II.1. Tous les pouvoirs au parti unique
II.2. Le 'réduit chrétien', ou les privilèges de l'autonomie
II.3. L'OLP: pour un Etat de rechange ou un Etat d'échange?
III L'invasion israélienne accoucheuse de l'Etat phalangiste
III.1. 23 jours d'un coup d'Etat manqué
III.2. Amîn Jumayyil ou l'Etat phalangisé
III.3. Les uns négocient, les autres résistent
III.4. Progression de la contre-offensive syrienne
Thèse de Doctorat d'Histoire - 1993
Directeur de recherche : Mr Jacques Couland

Université de Paris VIII
Département d'Histoire
"Connaissance des Tiers Mondes"

© Fawwaz Traboulsi 1993 -2023
Fawwaz Traboulsi studied at the American University of Beirut and the School of Oriental Studies in London and received his doctorate in history from the Université de Paris (VIII). After a long career in journalism and political activism, he is presently an associate professor of Political Science and History at the Lebanese American University, Beirut-Lebanon. He has written on history, Arab politics, social movements, folklore and art. Among his writings Guernica-Beirut (a Picasso mural/an Arab city in war, 1987), an anthology of the writings of Ahmad Fâris al-Shidyâq (1995), Sûrat-ul-Fata bi-l-Ahmar (a memoir, 1997), Silât Bilâ Wasl (a critique of political thought in Lebanon, 1998), Wu´ûd´Adan (a diary of Yemen, 2000) an Arabic translation of Edward Said's Out of Place (2000). His recent publication is Dhofar, a testimony from the revolutionary period (2003). He is presently editing Issa Iskandar al-Ma´luf's 12-volume Genealogy of Oriental Families (Arabic) and translating an anthology of Frederic Jameson's writings.

Le long coup d’Etat phalangiste

 

"C’est la première fois que la Nation
prend en charge l’Etat."

(Bachîr Jumayyil, discours d’investiture)

 

 

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I. Sarkîs ou le chihabisme à l'envers

Au pouvoir après une guerre infiniment plus meurtrière que celle de 1958 provoquée par une crise sociale aiguë, avec sur les bras un pays et une armée divisés, dans une situation régionale des plus délicates, Sarkîs, premier apôtre du chihabisme, mettra en application ce qui sera l'inversement du chihabisme: une fixation sur le sécuritaire et sur le rôle primordial de l'armée et des services de renseignement dans la vie publique, une politique économique et sociale au service du grand capital bancaire et un démantèlement du secteur d'Etat, une politique intérieure qui présuppose la victoire d'un camp sur l'autre et une politique extérieure d'alignement sur le camp arabe conservateur et pro-américain.

 

1. Camp David et l'effritement de l'alliance tripartite

Iliyâs Sarkîs prit le pouvoir sur la base de l'alliance entre la Syrie et le parti des Phalanges. Durant les deux premières années de son mandat, se déroulent les événements majeurs du processus de paix américain entre l'Egypte de Sâdât et Israël. Le 19-21 novembre 1977, le président égyptien entame sa visite spectaculaire à Jérusalem; moins d'un an plus tard, en septembre 1978 les accords israélo-égyptiens sous le patronage du président Carter, sont conclus à Camp David et en mars 1979   Menahem Begin et Anwar al-Sâdât signent le traité de paix israélo-égyptien. Trois facteurs liés à ce processus vont miner la base du régime Sarkîs: i) les réactions arabes contradictoires aux accords de Camp David; ii) la contre-offensive israélienne contre le rôle syrien et la présence palestinienne au Liban; iii) le revirement d'alliance du parti des Phalanges de la Syrie à Israël, l'Etat hébreu servant d'appui et de couverture pour la construction du mini-Etat phalangiste au Nord et de l'enclave frontalière sous contrôle israélien au Sud.  

L'accord de Camp David opéra un changement de priorités à Damas envers l'OLP. Les menaces de ´Abd al-Halîm Khaddâm de désarmer les Palestiniens au Liban, "jusqu'au dernier couteau de cuisine", ne se concrétiseront pas. L'option militaire ne concordait plus ni avec les appels syriens à l'unité dans la lutte contre l'accord de Camp David ni avec les efforts déployés pour convaincre l'OLP de rompre avec Sâdât qui essayait par tous les moyens de rallier la centrale palestinienne à son initiative de paix. Ainsi, la présence militaire syrienne au Liban sera utilisée pour faire pression sur l'OLP en vue de l'intégrer au sein du projet de la Grande Syrie du président Asad. Ce projet était à double tranchant. Il visait à la constitution d'un bloc arabe pour pallier à la défection de Sâdât, mais était aussi sensé servir à Asad pour négocier, en position de force, avec l'Etat hébreu au nom de trois pays et quatre peuples (la Syrie, le Liban et la Jordanie et les Palestiniens). ´Arafât avait survécu à l'offensive syrienne, y compris aux tentatives de le supplanter à la tête du Fath et de l'OLP. Paradoxalement, c'est lors de cette phase de la guerre libanaise et malgré la présence massive des troupes de la FAD à majorité syrienne, que sera construit le mini-Etat palestinien.

D'autre part, la contre-offensive israélienne au Liban se fit de concert avec les progrès enregistrés dans les négociations de paix avec l'Egypte, en particulier après l'arrivée de Menahem Begin au pouvoir en 1977. En juin 1976, Israël ouvre la 'bonne frontière' au Sud et couvre la dissidence des unités de l'armée libanaise commandées par le major Sa´d Haddâd qui constitueront l'Armée du Liban libre. Dans le Nord, le parti des Phalanges utilise les milices sudistes pour faire pression sur la Syrie et sur le gouvernement central pour l'abrogation de l'accord du Caire, le désarmement des organisations palestiniennes et la redistribution des Palestiniens du Liban dans les pays arabes.   L'OLP ripostait aux demandes de déploiement de l'armée au Sud par la demande de fermeture de la 'bonne frontière' et la rupture des liens entre le Front libanais et Israël. La contre-offensive de l'Etat hébreu culmina par l'Opération Litani de mars 1978 qui aboutit à la création de la zone frontalière contrôlée par les milices de Haddâd, financées et encadrés par Tsahal. L'interposition des troupes de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) ne réglera rien à la question épineuse du Sud, sauf qu'elles serviront désormais comme matelas de sécurité qui aide Israël à renforcer son contrôle sur la zone frontalière.

D'autre part, le dialogue de sourds entre Syriens et phalangistes se faisait de plus en plus absurde. Damas, qui avait toléré les liens phalangistes avec Israël, brandissait l'argument que son intervention avait sauvé le Front libanais d'une déroute inévitable, pour lui demander une allégeance reconnaissante et la rupture des liens avec l'Etat hébreu. Le parti des Phalanges, fort de son alliance israélienne, ripostait en exigeant que la Syrie tienne d'abord ses promesses de désarmer l'OLP.

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2. Le rêve sécuritaire

On a écrit que la Syrie et les USA avaient, grâce à l'élection de Sarkîs, fait un coup d'Etat pour couper court à la victoire d'une 'révolution'; le nouveau président s'appliqua à mettre ce coup d'Etat à exécution.

Fû'âd Chihâb avait établi son règne sur un rôle important de l'armée et des services de renseignements. Mais, pour arriver à la stabilité politique et au contrôle social, il eut recours principalement aux réformes politiques, économiques et sociales. Son mot-d'ordre "ni vainqueur ni vaincu", il le prit au sérieux.[1] Sarkîs, par contre, considérait que la guerre de 1975-1976 s'était effectivement soldée par des vainqueurs- le Front Libanais- et des vaincus- l'OLP, la gauche et par extension, les musulmans. Il s'appliqua à imposer la prééminence maronite en la pourvoyant de l'arme de la violence légale.

La première tâche que Sarkîs se donna fut celle de reconstituer le régime présidentiel. Il désigna comme premier ministre un économiste intègre et respecté qui avait servi dans le secteur bancaire mais était privé d'assise populaire. Salîm al-Hus forma un cabinet de technocrates et d'hommes d'affaires. Mais l'équipe qui tenait le pouvoir était composée par les hommes du président, tous des anciens du chihabisme: Fu'âd Butrus, alter-ego de Sarkîs, seul ministre politique du gouvernement, tenait le portefeuille des Affaires Etrangères et de la Défense chargé de la reconstruction de l'armée.[2]  Farûq Abî-l-Lam´, ami personnel du président, fut affecté à la Sûreté générale. La direction des forces de sécurité échut à Ahmad al-Hâj, un militaire chihabiste qui n'avait pas réussi à attirer la sympathie de Damas en tant que commandant-en-chef de la FAD. Il fut remplacé à ce poste par le colonel Samî al-Khatîb, un ancien du Deuxième bureau, réintégré dans l'armée et promu par Sarkîs. Johny ´Abdû, officier d'origine palestinienne connu pour être proche des Américains, prit en mains les Renseignements militaires réhabilités (l'ex-Deuxième bureau).

Chihâb avait réussi à conserver l'unité de l'armée par sa politique de neutralité et de non-intervention pendant les combats. L'armée dont Sarkîs hérite est divisée. Il va en transformer une partie en une force de frappe directement attachée aux services de renseignement. Un certain nombre d'officiers musulmans furent limogés, accusés d'avoir combattu avec le MNL et les Palestiniens, ce qui suscita le premier litige avec Hus qui découvrira- à ses propres frais, comme tout nouveau premier ministre sunnite- les leurres du bicéphalisme entre le président et 'son' premier ministre.

Sur le plan économique et social, la fixation sécuritaire de Sarkîs s'exprimait par le mot-d'ordre qu'il ne cessait de répéter- 'la sécurité avant le pain'- prétexte pour que toutes les difficultés économiques et sociales soient attribuées à l'absence de sécurité. Sa politique de reconstruction contrastait de manière flagrante avec le style chihabiste; elle fut mise sous l'égide d'un secteur bancaire lui-même soumis aux capitaux étrangers. Le caractère tertiaire et dépendant de l'économie s'aggrava ainsi que la domination des monopoles. L'Etat se retira de tout rôle interventionniste dans l'économie et la privatisation du secteur public, entamée sous Franjiyyah fut poursuivie.  

La seule relique politique du chihabisme que Sarkîs préserva fut son projet de reconstituer le régime avec pour base une alliance maronito-druze, représentée par Walîd Junblât et Bachîr Jumayyil, mais dans un rapport de force nettement favorable à ce dernier. La tâche de 'convaincre' Walîd fut confiée à Johny Abdû qui déploya les grands moyens, y compris les voitures piégées, pour dissocier l'héritier de la chefferie druze de ses partenaires du MNL et de l'OLP. En fait, les efforts de Sarkîs pour reconstruire l'Etat et l'armée butaient en premier lieu contre le mini-Etat que Bachîr Jumayyil était en train de construire aux dépens de l'Etat central de même qu'ils butaient contre la défection des officiers du Sud. Ceux-là bloquaient aussi le déploiement de l'armée dans leurs régions respectives.

L'Etat de Sarkîs pris entre les pressions contradictoires de ses deux commanditaires, la Syrie et le parti des Phalanges, et ayant à traiter de deux mini-Etats, le Marounistan de Bachîr Jumayyil et le mini-Etat de Yâsir ´Arafât, opta finalement pour l'aide et la protection du réduit chrétien. Une des rares initiatives politiques du président fut un projet de 'concorde nationale' qu'il présenta en 1980. Accepté par toutes les parties en conflit, il n'eut pas de lendemain, car bloqué par un veto de Pierre Jumayyil. Moins d'un mois plus tard, en février 1980, Sarkîs, de retour de Tâ'if, insiste sur la priorité du déploiement de l'armée sur les réformes politiques. Convaincu, lors de ses rencontres arabes et par ses interlocuteurs occidentaux, que le processus de Camp David n'apportera rien au Liban et que le sort de son pays était désormais lié à celui du conflit israélo-arabe, Sarkîs opta pour l'unicité du pouvoir présidentiel par sa personne, comme pour l'unicité de la représentation politique des chrétiens par Bachîr Jumayyil. Sous l'impact d'une campagne du Front Libanais contre la dualité du pouvoir, il écarta Salîm al-Hus qui fut remplacé par Chafîq Wazzân, un politicien conservateur et malléable. Pour le restant de son mandat, Sarkîs cultivera l'immobilité politique. Ne pouvant imposer son coup d'Etat, il préparera celui de Bachîr.

Notes

[1] Cf. Fawwâz Trâbulsî: 'al-Sarkîsiyyah: Su´ûduhâ wa Inhitâtuhâ', al-Hurriyyah, no. 984, le 29 septembre 1980.
[2] Il cèdera le portefeuille au nouveau commandant-en-chef de l'armée, Victor Khûrî, qui remplacera Hannâ Su´ayd, jugé trop complice avec les scécessionnistes du Sud. Khûrî avait personnellement commandé les forces chrétiennes contre les Forces communes à Chikkâ en 1976.

 

 

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II. La résistible ascension de Bachîr Jumayyil

1. Tous les pouvoirs au parti unique

La montée de Bachîr Jumayyil- qui ne joua pas le premier rôle militaire dans la guerre de 1975-76- débuta avec la chute du camp palestinien de Tall al-Za´tar lorsqu'il succéda à William Hâwî, chef du Conseil de sécurité du parti, tué sur les remparts du camp. Bachîr, démissionnaire par opposition à l'entrée des troupes syriennes dans Beyrouth-Est et déjà en relations étroites avec les Israéliens, accepte un compromis patronné par son père avec la direction du parti acquise à l'initiative syrienne. Bachîr aura les fonds nécessaires pour financer de nouvelles unités militaires centrales et pour aménager à la Quarantaine un quartier général pour son Conseil de sécurité rebaptisé Conseil de guerre. Ainsi fut mise sur pied la SKS, (Section Katâ'ib de sécurité) forte d'un millier hommes et dépendant uniquement de Bachîr qui s'en servira pour mater les chefs locaux et établir son contrôle sur Beyrouth-Est. En 1977, il s'était rallié la section du parti dans le Kisrawân et cernait le fief de son frère aîné Amîn dans le Matn.[3]

Deux conditions contribueront à la montée de Bachîr: i) la stabilisation des deux camps sur le front de Beyrouth, pacifié pour un temps sous la FAD et le repli que cela impliqua pour chaque camp vers sa 'propre' région; ii) les difficultés que rencontre l'alliance tripartite- Sarkîs, la Syrie et le parti phalangiste.

En fait, les constituants de ce qui va devenir les Forces libanaises de Bachîr Jumayyil représentaient la montée des nouvelles forces (jeunes, combattants, membres des classes moyennes professionnelles, membres de familles et de villages subalternes, salariés, etc.) opposées à la chefferie traditionnelle chrétienne, y compris à la direction phalangiste elle-même. Ne pouvant s'imposer directement au parti familial, Bachîr Jumayyil fit un détour par les deux points les plus faibles et les plus contestés des régions chrétiennes: le Nord et la Biqâ´.

Au Nord, une lutte âpre pour le contrôle de la région était déjà engagée entre le parti des Phalanges et les Franjiyyah. Sulaymân, allié fidèle de Damas, s'était retiré du Front libanais par opposition aux liens établis avec Israël. Son fils, Tony, chef des forces armées de Zughurtâ rebaptisées les Forces des Maradah, était l'allié et l'associé dans les affaires de Rif´at al-Asad, frère du président syrien. Les phalangistes étaient particulièrement bien implantés parmi les habitants des 'fermes' d'agriculteurs subordonnées à Zughurtâ et constituaient un sérieux défi au pouvoir des Franjiyyah. En juin 1978, une unité de quelques 200 combattants phalangistes, sous le commandement de Samîr Ja´ja´, responsable des Phalanges à Bicharrî, investit Ihdin. Dans l'attaque du palais du président Franjiyyah, Tony, sa femme et sa petite fille périront ainsi qu'une trentaine d'habitants. Bachîr, qui défendit l'attaque comme une riposte à l'assassinat du responsable phalangiste dans le Nord, attribué aux Franjiyyah, niera avoir donné l'ordre de tuer le fils de l'ex-président et sa famille. Mais il qualifia néanmoins l'opération d' "insurrection des agriculteurs contre l'injustice et la féodalité". L'action de Bachîr avait pour la première fois scindé le camp combattant chrétien. Avec la poussée des forces syriennes dans le Nord, le contrôle des Maradah sur Ihdin, Zhugurtâ, Bicharrî, ´Akkâr et une partie de Batrûn, en plus de l'avancée des troupes syriennes et des miliciens du PSNS dans la région de Duhûr al-Chuwayr sur les hauteurs du Matn, le réduit des phalangistes fut rétréci à moins de 800 km2, un treizième du territoire libanais.[4]

Plus important est le fait que le meurtre de Ihdin déclencha la première confrontation syro-phalangiste de l'été et l'automne 1978. Les troupes syriennes, toujours empêchées par les fameuses lignes rouges d'investir Beyrouth-Est et le Mont-Liban chrétien, les soumirent à un siège et à un déluge impitoyable de feu. La 'bataille des cents jours' se solda par un retrait des troupes syriennes de Beyrouth-Est et Bachîr sortit de cette confrontation comme le champion de la résistance.

Fort de cette demi-victoire, Bachîr Jumayyil commence à s'imposer comme maître unique de la zone chrétienne, à supplanter l'Etat et à articuler son pouvoir politique sur le secteur tertiaire de l'économie. Il établit le contrôle sur le cinquième bassin du port de Beyrouth, organisa un système de taxation sur les individus et les entreprises et la gérance des services publics. Les financiers des FL avouaient que leurs rentrées annuelles étaient de l'ordre de $100 million par an; les banquiers avaient estimé la somme à trois fois plus. Sarkîs aidant, les administrations de l'Etat basées à l'Ouest furent dédoublées à l'Est (la Banque centrale, l'Université libanaise, etc.). Le réduit de Bachîr, possédant déjà sa station de radiodiffusion privée, entama la lutte pour obtenir une licence pour créér sa propre chaîne de télévision.[5]

Durant les années 1978 et 1979, les Forces régulières phalangistes et les miliciens du PNL s'imposent progressivement aux milices des partis arméniens dans la banlieue Est de Beyrouth auxquels ils reprochent leur neutralité dans la guerre et l'abstention de paiement des taxes et rançons. C'était la dernière bataille que les miliciens de Cham´ûn menèrent aux côtés des miliciens phalangistes. Le 7 juillet 1980, ils furent balayés à leur tour, quand les unités de Bachîr Jumayyil occupèrent leurs permanences et locaux. Ce deuxième bain de sang inter-maronite se solda par 150 à 500 victimes, la plupart des civils. Dany Cham´ûn, chef de la milice de son père, sauvé de justesse, prit le chemin de Zughurtâ pour rencontrer Franjiyyah et vouer vengeance contre les Jumayyil avant de quitter le pays pour l'Europe.

Toutefois, l'opération contre le PNL de Cham´ûn avait une autre dimension: la nécessité pour Bachîr de s'imposer à Israël comme seul représentant du camp chrétien. Certes, il était devenu l'enfant chéri du Mossad (qui fêtera au champagne son élection à la présidence) mais tous les services concernés par le Liban à Tel Aviv ne voyaient pas Bachîr du même oeil. Certains trouvaient en Cham´ûn un politicien plus expérimenté et en son fils Dany un allié plus sûr et plus malléable. N'empêche qu'il aurait fallu à Bachîr pas plus de deux mois pour récupérer le vieux Cham´ûn. Celui-là, rassuré quant à sa part des revenus miliciens communs, encaisse $1 million payés comptant, pour accepter de rendre visite à Bachîr dans son siège au   Conseil militaire phalangiste, signe de sa reconnaissance du nouveau pouvoir unique.[6]

Sous le mot-d'ordre de "l'unification militaire dans le pluralisme politique", Bachîr Jumayyil s'imposa graduellement sur les forces régulières du parti des Phalanges, et entama un rapprochement avec Sarkîs.   En été 1980, furent créées les Forces libanaises dirigées par un comité exécutif de 8 membres, 3 du parti des Phalanges, 2 du PNL, un Gardien du cèdre, et deux du Tanzîm. Bachîr Jumayyil avait sous sa commande quelques 5.000 hommes dont 4.000 phalangistes. Quelques mois plus tard, la dernière enclave armée dans le Matn, dirigée par son frère Amîn, tomba sous son contrôle.

Pour étendre son contrôle sur la chrétienté libanaise, Bachîr Jumayyil visa Zahlah. Tiraillée entre ses intérêts économiques dans la Plaine, son statut de ville catholique et ses sympathies politiques qui l'attiraient vers la Montagne, l'état de paralysie qui en résultait permit à Bachîr de prendre le contrôle de la capitale de la Biqâ´, contourner la présence syrienne dans le haut-Matn et pourvoir le réduit chrétien d'une certaine profondeur.[7] A la fin de 1980, Zahlah fut reliée aux quartiers chrétiens de Beyrouth et contrôlée par une centaine de combattants des FL envoyés de Beyrouth.   Fin mars, les troupes syriennes réagissent à cette percée en encerclant Zahlah, pilonnent le mont Sannîn et exigent le retrait des combattants phalangistes de la ville et le dégagement de la route Beyrouth-Damas. Ses conditions rejetées, l'armée de Damas lance son offensive contre la ville. La bataille de Zahlah permettra aux FL de mener une campagne réussie en Occident contre le danger de 'génocide' qui menaçait 'la dernière ville chrétienne du monde arabe'. Au terme du compromis qui mit fin à cette bataille, les combattants des FL durent la quitter mais Zahlah resta fermée aux troupes syriennes. Demi-victoire, demi-échec.

Bachîr Jumayyil avait projeté d'impliquer Israël dans cette deuxième confrontation avec la Syrie. Il fut déçu. La longue crise des missiles fut provoquée par un incident que la Syrie prit pour une rupture des accords tacites entre les deux pays sur leurs présences mutuelles au Liban. Deux hélicoptères syriens transportant des troupes en direction du mont Sannîn furent abattus par l'aviation israélienne. En riposte, la Syrie fit entrer trois batteries sol-air Sam-6 dans la Biqâ´ et positionna un nombre de batteries de missiles sol-air Sam 3 près de la frontière libanaise. Israël, considérant que l'équilibre stratégique entre les deux puissances régionales avait été rompu, exigea le retrait immédiat des missiles. La crise ne fut désamorcée qu'au terme d'une longue médiation de Philip Habib, diplomate vétéran de souche libanaise, émissaire personnel du président américain Reagan.[8] 

Il s'était avéré que les fameuses 'lignes rouges' tenaient bon. Et Bachîr Jumayyil fut sauvé par l'intervention du Koweit et de l'Arabie séoudite dont les émissaires, qui avaient négocié l'accord sur Zahlah, essayaient de le convaincre de rompre ses relations avec Israël. La condition de Asad sur ce point était souple; il avait exigé que le chef des FL dépose auprès de Sarkîs une lettre s'engageant à rompre ses relations avec l'Etat hébreu. N'empêche que la crise de Zahlah introduisit Bachîr auprès de l'administration américaine. Peu de temps après, il fut invité à Washington où il sera coiffé pour le pouvoir. La fameuse lettre à Sarkîs fut déposée mais sera sans effet. Les US et Israël préparaient déjà leur invasion de l'été 1982.

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2. Le 'réduit chrétien', ou les privilèges de l'autonomie  

En mars 1980, le MNL organise un défilé militaire à l'occasion du troisième anniversaire de la mort de Junblât durant lequel il lance son programme sur la 'paix des braves' qui prône la reconstitution de l'unité nationale sur la base de l'équilibre politique entre les deux belligérants. Al-´Amal riposte (le 20 mars 80) en affirmant qu'il n'y aura jamais d'unité du Liban tant qu'il y a sur son sol un demi-million de Palestiniens et revendique la priorité au déploiement de l'armée au Sud. En octobre 1980, dans une série d'articles, sous le titre 'Un projet pour un Etat et un pays', le quotidien phalangiste accuse que la partition est dans Beyrouth-Ouest tombée sous la coupe de "l'invasion ba´thiste syrienne, palestinienne, communiste et arabiste" qui vise à changer le visage du Liban et son identité afin de l'islamiser et de l'arabiser. Le danger qui menace l'unité libanaise n'a jamais été celui d'une domination chrétienne, mais a toujours été celui de la domination musulmane, " le 'vrai Liban' s'est réduit à ce qu'on appelle péjorativement le 'réduit (ou ghetto) chrétien' ".

Nous voilà revenus à la notion du 'noyau' qui résume le pays et qui est l'essence de son unité, même quand il creuse sa partition. En fait, le camp chrétien est divisé entre les adeptes de la vieille école qui prônent un retour au Pacte national modifié qui institutionnalisera l'hégémonie chrétienne et le réveil d'une tendance autonomiste qui préconise un   foyer national chrétien (celui des chrétiens du Liban et de tout l'Orient). Plus d'un demi-siècle après la constitution du Liban moderne, le problème se repose en tant que tragique choix entre autonomie et hégémonie, attachement et détachement des maronites par rapport au reste du pays.

Le produit des débats fut un projet de confédération proposé par le Front libanais, faisant suite à son projet de 'pluralisme de civilisation' adopté à Sayyidat al-Bîr début 1977. Mais la confédération n'a que fonction de décor pour le foyer national chrétien autonome, idée articulée par Antoine Najm, idéologue phalangiste qui écrivait sous le nom-de-plume de Amîn Nâjî et exerçait une grande influence sur Bachîr. Najm représente la réaction contre le libanisme citadin et 'économique', au nom d'une idéologie montagnarde et populiste. Sa vision autonomiste est fixée sur l'identification religieuse tandis que la composante populiste reflète le contenu de classe, celui des communs chrétiens, public des croyants en la mystique du Miracle économique et en même temps ses victimes; d'où leur attachement jaloux, presque maladif, à leurs petits privilèges sociaux-culturels. Ainsi, l'autonomie maronite sert à la défense des petits privilèges sociaux-culturels chrétiens vis-à-vis des musulmans de même qu'elle sert de cadre pour une meilleure distribution des biens et des privilèges à l'intérieur de la communauté elle-même, sous la suprématie politique du parti des Phalanges.

Ceci marque un net retour à l'idéologie de la Montagne. Joseph Abû Khalîl, rédacteur-en-chef de al-´Amal, avait qualifié l'histoire des Katâ'ib comme "l'histoire d'une vigueur montagnarde résistante ". Le terme utilisé, ´unfuwân, comporte vigueur, violence et fierté et dit tout sur notre sujet. En fait, une folklorisation de l'idéologie libaniste était le trait saillant du charisme de Bachîr Jumayyil. Nous parlons de folklorisation justement parce qu'il s'agit de notions, symboles, valeurs, évocations, interpellations et rituels de la Montagne comme ils se sont présentés et représentés par une génération et des couches sociales   citadines. Nous nous contenterons d'en citer deux exemples. Le premier, est l'utilisation courante du parler libanais, même dans les discours publics. Dans un sens, cela faisait fonction de palliatif à la faible commande de la langue arabe par le chef des FL. Mais Bachîr tenait à se démarquer d'une longue tradition de grande érudition dans la langue, la littérature et la culture arabes parmi les intellectuels de son propre parti, tels un Fû'âd Haddâd ou un Joseph Abû Khalîl, éditorialistes de al-´Amal,   un tribun tel Iliyas Rabâbî, etc., pour ne pas parler des intellectuels du Front libanais, tels Fû'âd Ifrâm al-Bustânî, Edouard Hunayn, et autres. La secrète fierté de ceux-là était de prouver aux musulmans qu'ils pouvaient se mesurer à eux, devenir leurs égaux, voire les surpasser, même dans 'leur' propre langue. Avec Bachîr, c'était plutôt la coupure qui était mise en relief. Cette insistance sur l'utilisation du parler libanais était un mélange de populisme, non sans démagogie, et d'affirmation-de-soi nationale, vis-à-vis des Arabes, qui se faisait, cette fois, au nom d'une 'nation' possédant sa propre langue.  

L'utilisation semi-fasciste de la notion de l'étranger (gharîb), qu'on a déjà rencontrée, est la deuxième composante de cette folklorisation. Elle contraste radicalement avec celle d'un Liban pays d'accueil dans la version économiste de l'idéologie libaniste qu'on a déjà détaillée. Les phobies et préjudices évoqués par cette interpellation, au-delà de leur amalgame confessionnel et de classe, s'adressaient aux tréfonds de l'inconscient et des valeurs de la hiérarchisation sociale et généalogique de la Montagne libanaise.

Revenons à Najm, pour lequel l'échec du Pacte national est le fait de l'hégémonisme des musulmans. L'accord de Bichârah al-Khûrî et de Riyâd al-Sulh était le produit de l'illusion prévalante chez les chrétiens que les musulmans pourraient se libérer de leur tendance à l'hégémonisme.[9] En fait, les deux religions continueront à se disputer deux droits mutuellement exclusifs: les chrétiens, celui de ne pas être réduits au statut de Ahl al-Dhimmah, les musulmans, le droit de ne pas être soumis à un gouvernement non-musulman (cette tendance est appelée 'l'arabisme religieux, culturel et politique'). La solution est dans la séparation qui remplacera la coexistence. Baptisée 'pluralisme humaniste et de civilisation' entre les deux religions-essences, elle est sensée éviter les conflits et atteindre une rencontre sublimée sur un "plan humain transcendantal".[10] Ceci est la 'mission libanaise' et la prédestination (qadar) dont Dieu a investi le Liban.[11]

Cet essentialisme religieux, qui revalorise le spirituel, se manifeste par une réaction contre le déterminisme économique et les intérêts matériels. Najm et ses adeptes se révoltent contre un Liban soumis à ses intérêts économiques dans les pays arabes ainsi que contre les grandes puissances de l'Occident dont les politiques sont de plus en plus soumises à leurs intérêts pétroliers. Cette revalorisation du spirituel est tout autant une réaction contre le déterminisme géographique: le Liban sera redéfini en tant qu' "espace spirituel, incarnation de la volonté d'une vie libre... quoiqu'il en soit de sa surface géographique".[12]

Le 'régionalisme' est la forme institutionnalisée de ce pluralisme qui remplacerait l'Etat libanais "monolithique et unitaire" et diviserait le pays en cinq régions:

i) Beyrouth, la capitale;
ii) ´Arqah, qui comprend Tripoli, Dunniyyah, ´Akkâr, Hirmil et Ba´albak;
iii) Arz (les cèdres) comprend al-Zâwiyah, Hadath al-Jubbah, al-Kûrah, Batrûn, Jubayl, Kisrawân, Matn, Zahlah, en plus des villages chrétiens des districts de Ba´albak- al-Hirmil;
iv) Bârûk : Ba´abdâ, ´Alay, Chûf, Jizzîn, la Biqâ´-Ouest, Hasbayyâ et Rachayyâ;
v) ´ Amil : Saydâ, Nabatiyyah, Sûr, Bint Jubayl et Marj´uyûn. Chaque région sera subdivisée en un nombre de cazas.[13]

Le 'nouveau Liban', puisqu'il est ainsi désigné, sera doté d'institutions politiques à deux étages, central et régional. Le parlement central sera composé d'un nombre égal de députés pour chaque région- élus chacun dans sa région par les électeurs de la région- et les décisions seront prises par une majorité de deux tiers des voix. L'exécutif sera composé de dix ministres non-parlementaires choisis par les députés parmi lesquels, le parlement élit un président de la République et un vice-président. Najm prône l'interdiction du cumul de la fonction exécutive et du siège parlementaire, revendication qui figure déjà dans le programme du Mouvement national. Le gouvernement central s'occupera de la politique étrangère, de la monnaie unique, des douanes, du budget de l'Etat, du système fiscal central en plus de la défense, des législations civiles et de la planification centrale. Najm mentionne expressément deux de ces législations centrales: i) une nouvelle loi sur la propriété immobilière (qui en interdirait l'accès aux non-Libanais); ii) l'abolition du confessionnalisme politique; les Libanais auront le choix entre un régime de statuts personnels à base confessionnelle et un régime laïque optionnel (ce qui reprend aussi la proposition du MNL).

Par contre, les conseils régionaux gèreront les affaires de leurs régions et auront le droit de contracter des prêts et de l'aide financière en plus du droit de signer des accords culturels et autres avec l'extérieur. Chaque région aura son armée de terre; en revanche, l'armée de l'air, la marine et les services de renseignements- ces derniers seront mis sous autorité civile- relèveront du pouvoir central. L'armée 'nationale' groupera les armées régionales et sera commandée par un conseil qui représenterait les régions à pied d'égalité.[14]

Dans le cadre de ce régionalisme, plusieurs problèmes trouveront leurs solutions, selon Najm: i) aucune région ne rendra l'autre responsable de son sous-développement, tant qu'elle est libre de chercher prêts et aides financières où elle voudra; ii) le problème de la 'participation' au pouvoir sera résolu, puisque chaque région se gouvernera par elle même; iii)les conflits confessionnels disparaîtront, cédant la place aux compétitions à l'intérieur de chaque région-confession; iv) chaque région pourra traiter du problème des étrangers comme elle le désire; ainsi, les régions musulmanes pourront établir les Palestiniens chez eux jusqu'à leur retour dans leur pays, sans pourtant imposer leur présence aux chrétiens; v) chaque région sera libre du choix de son programme d'éducation; etc.

Cet arrangement régional se fait, sur papier du moins, sans concessions territoriales à la Syrie et à Israël. En réalité, il correspond parfaitement à la géographie du condominium syro-israélien sur le Liban. La région nommée ´Arqah correspond à la zone d'influence syrienne et la région ´Amil, à la zone d'influence israélienne. Une région élargie est chrétienne 'pure', la région Arz, l'autre, la région Bârûk, à laquelle est annexée la Biqâ´-Ouest et Jizzîn, devient à majorité chrétienne. Curieux   'espace spirituel' qui est si astucieusement et convenablement taillé en termes démographiques et matériels. La division régionale a aussi pour fonction de dégager les régions chrétiennes de toute responsabilité envers les autres parties moins développées du pays, de leur conserver leurs acquis économiques, sociaux et culturels, tout en bénéficiant de leur part dans la distribution des biens et services de l'Etat central.

Cette répartition inégale si flagrante justifie la boutade courante à Beyrouth-Ouest sur la logique confédérale du Front libanais: "ce qui est à nous est à nous; ce qui est à vous est à nous et à vous"!

'Développement, recherche scientifique et démocratie sociale' sont les mots-clés d'un programme socio-économique par lequel Najm fait des concessions symboliques à la tendance libérale et technocratique représentée par Maurice Jumayyil qui avait toujours ses adeptes chez les phalangistes. Il prévoit d''organiser la libre entreprise' et d'adopter une politique de planification qu'il ne manque de différencier du socialisme et du communisme. Mais il s'agit d'une planification qui s'accommode parfaitement de la privatisation de nombre de services publics, notamment dans les domaines de l'éducation et de la santé. Toutefois, Najm a le courage de poser des questions sur des sujets tabous de la pensée phalangiste: Quel système fiscal contribuera à la diminution des écarts entre les revenus, (le parti des Phalanges était partisan acharné de l'abolition pure et simple de l'impôt sur le revenu)? Quels moyens pour transformer l'économie libanaise d'une économie tertiaire en une économie à base productive? S'il insiste sur les valeurs positives des partis et syndicats, il prône la dépolitisation de ces derniers, revendication qui vise traditionnellement la gauche.

Parmi les autres positions de Najm, deux méritent mention:

i) la grande part attribuée à la question morale et à l'exemple moral, en particulier, son attaque contre le "mensonge, la déception, l'arrivisme et la démagogie" et le rôle attribué aux chefs en tant que modèles de moralité pour les masses;[15]
ii) la revendication d'abolir tous les titres de noblesse, témoin de la position anti-hiérarchique que représente le parti, du moins à l'intérieur de 'sa' communauté.[16]

Finalement, comme solution au dilemme de l'attachement des musulmans aux intérêts arabes et des chrétiens à l'Occident au point de "former partie intégrante de la civilisation occidentale", Najm développe l'idée de la ' neutralité internationale et permanente du Liban '. Cette neutralité, explicitement proposée pour la première fois, implique la non participation aux guerres ou aux pactes ou alliances militaires et politiques, ce qui implique le retrait du Liban du Pacte de défense arabe commune et du comité politique de la Ligue arabe. Pourtant, le Liban n'aura pas à se retirer de l'ONU; l'exemple de l'Autriche cité à l'appui. De plus, Najm remarque que la neutralité n'est pas contradictoire avec l'existence d' une armée forte comme c'est le cas en Suisse. Pour conclure, voilà que l'intérêt économique refait surface, car notre idéologue nous informe que la neutralité du Liban fera de lui "un centre financier et économique qui sera apprécié par tout le monde".[17]

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3. L'OLP: pour un Etat de rechange ou un Etat d'échange?

Sous le régime Sarkîs, un changement radical s'opère par lequel l'OLP prend le dessus dans les régions dites musulmanes. L'OLP s'alimente de la division libanaise, en brandissant le cas du mini-Etat chrétien et les relations entre le parti des Phalanges et les Israéliens comme arguments pour s'abstenir de céder les territoires sous son contrôle à l'armée et pour bâtir son propre mini-Etat.

La nouvelle phase est presque l'inverse de la précédente. Durant la guerre des deux ans, le facteur palestinien avait été investi au profit d'un projet de changement libanais. Cette deuxième phase sera caractérisée par l' utilisation du facteur libanais pour des fins de stratégie palestinienne. ´Arafât multiplie les positions géo-militaires et entreprend de bâtir l'infrastructure d'un 'Etat de rechange' pour arriver à l'obtention de l'Etat indépendant en Palestine. La stratégie qui sous-tend la politique palestinienne est celle qui s'adresse au reste du monde en ces termes: donnez-nous un état palestinien indépendant en Palestine en contrepartie du démantèlement de celui, temporaire, qu'on a établi au Liban. Cette stratégie du pire a souvent été comparée à un détournement d'avion. La comparaison n'est pas totalement infondée. La 'rançon' pour libérer les otages libanais serait l'octroi d'un Etat indépendant en Palestine. Car, des années se sont écoulées depuis que la centrale palestinienne avait adopté le principe de deux Etats en Palestine et avait été reconnue seul représentant du peuple palestinien par l'ensemble des pays arabes et une vingtaine de pays étrangers et accepté en tant qu'observateur à l'ONU, sans qu'advienne aucun progrès tangible quant à son rôle dans le processus de paix au Moyen-Orient.

D'autre part, dans leurs activités à l'intérieur du territoire palestinien, sévèrement limitées par l'établissement de la bande frontalière contrôlée par Israël, les fidâ'iyîn eurent de plus en plus recours aux bombardements d'artillerie et au lancement des fusées contre les kibbutzs de la haute Galilée. Cette mutation militaire acquit une fonction politique nouvelle: les tentatives déployées par l'OLP de s'imposer, à partir de la guerre libanaise, en tant que belligérant dans le conflit-israélo-arabe et de s'introduire, par ce biais, en tant que partenaire dans le processus de paix. Pour un moment, cette tactique semblait porter ses fruits. En juillet 1981, le premier ministre israélien, Menahem Begin, après une visite aux colonies de la haute Galilée, donna son feu vert pour la conclusion d'un accord de cessez-le-feu avec l'OLP le long de la frontière sud du Liban.[18] L'accord, négocié et conclu entre l'émissaire américain Philip Habib et Yâsir ´Arafât, durera presque un an et ce malgré les efforts de sabotage déployés par les organisations du Front de refus, aidées par la Libye et encouragées par la Syrie. En fait, il ne s'agissait que d'un leurre. Le cessez-le-feu ne serait qu'un répit durant lequel se fera la préparation de l'opération Paix pour la Galilée qui avait pour but principal de détruire ce que les militaires et les politiciens d'Israël appelaient "l'infrastructure de l'OLP au Liban".

Du point de vue d'une partie des Libanais, le mini-Etat palestinien n'était pas dépourvu de fonction, car il para à l'offensive phalangiste et empêcha Bachîr d'étendre sa domination sur tout le territoire libanais en particulier après l'invasion israélienne de 1978. Mais le prix était élevé: une détérioration de la vie à Beyrouth-Ouest et les autres régions sous contrôle de l'OLP avec tout ce qui l'accompagnait d'exactions et de souffrances, en particulier parmi les habitants du Sud soumis depuis déjà dix ans aux bombardements et incursions militaires israéliens.

Le MNL, sorti de son repli volontaire après l'assassinat de Kamâl Junblât, s'était donné une structure plus centralisante sous la présidence de Walîd Junblât. Mais il présentait un programme purement défensif. L'article de son programme des réformes sur le code civil laïc avait été enrayé à l'initiative du PCL, soutenu par l'OACL, une concession qui visait à rassurer la 'rue' et les notables musulmans. En fait, le discours du MNL glisse de plus en plus vers un nationalisme à coloration confessionnelle où il sera de plus en plus question de différencier entre confessions 'patriotiques' et confessions 'non-patriotiques', etc.

La Syrie, pour sa part, si elle était incapable de mener à bien sa politique de désarmement et de contrôle de l'OLP, contribuera à la détérioration de la situation dans les régions à majorité musulmane. Une lutte âpre entre la Syrie et l'OLP était engagée pour se rallier Walîd Junblât et le MNL. Ce dernier, tenté par une ouverture sur la Syrie en contrepartie de l'appui de cette dernière à l'établissement de son propre mini-Etat, propose l'élection de 'conseils locaux' qui prendront en charge les affaires publiques dans les régions à majorité musulmane. Mais la bataille des 'conseils locaux' n'aura pas lieu. Les chefs traditionnels musulmans et le mouvement Amal s'y opposèrent farouchement, et le projet reçut le coup de grâce quand les autorités syriennes lui refusèrent le 'feu vert'. La seule vraie 'stratégie' du MNL, en fin de compte, serait celle de servir de couverture libanaise à la présence palestinienne!

Il incomba au mouvement Amal, présidé depuis 1980 par l'avocat Nabîh Birrî, de devenir le fer de lance de l'opposition interne au mini-Etat palestinien, à ses exactions quotidiennes contre les citoyens et à la corruption de certains de ses responsables. Amal revendiquait l'arrêt des opérations des fidâ'iyîn et le retour de l'autorité libanaise au Sud. Les deux dernières années précédant l'invasion israélienne de juin 1982, furent marquées par ses accrochages presque quotidiens avec les organisations palestiniennes et les partis du MNL.

Quand le MNL se décida finalement à prendre ses distances vis-à-vis de l'Irak- qui était en train d'aider à la fois le MNL, les organisations palestiniennes et les Katâ'ib tout en reconnaissant Sarkîs- cet acte de bonne foi, pour ne pas dire de reddition, envers la Syrie prit la forme d'un communiqué qui imputa à la direction irakienne la responsabilité du déclenchement de la guerre Irak-Iran. Ce fut la dernière prise de position politique par le MNL en tant que mouvement uni. Deux jours plus tard, l'attaque israélienne du 4 juin 1982 contre la cité sportive de Beyrouth signalait le début de l'invasion israélienne.

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Notes

[3] Voir Percy Kemp: 'La stratégie de Bachir Gemayel', Hérodote, no. 29/30, 1983, pp. 55-82.
[4] Bachîr confessa- si l'on croit le témoignage de Barbara Newman- qu'il lui a fallu le 'feu vert' israélien pour entreprendre l'opération de Ihdin. La journaliste américaine, devenue intime avec le leader des FL, avait été informée par les Israéliens que Bachîr avait personnellement ordonné l'assassinat de Tony Franjiyyah. Elle le harasse de questions sur ce sujet. Il nie, plusieurs arguments à l'appui.
- "Pourquoi donc les Israéliens pensent-ils que c'est vous qui l'avez tué?" demanda-t-elle.
- "Parce qu'ils m'avaient donné le 'feu vert' pour le faire...", répondit Bachîr.
Barbara Newman: The Covenant. Love and Death in Beirut. New York, Crown Publishers Inc., 1989, pp. 140-141.
[5] Pour le faire, Bachîr Jumayyil fit kidnapper Charles Rizq, directeur de la télévision de l'Etat, qui avait refusé d'accorder la licence aux FL au nom du monopole d'Etat sur la télédiffusion. Relâché après une entrevue humiliante avec Bachîr, Rizq présenta aussitôt sa démission et quitta le pays.
[6] Randall: op. cit., p. 138.
[7] Iliyâs Harâwî, futur président de la République, était le seul politicien de la ville à appuyer Bachîr.
[8] C'est pendant la crise des missiles que l'aviation israélienne détruisit la centrale nucléaire irakienne, Osiris.
[9] Chur´ah Min Ajl Mîthâq Watanî Jadîd. Bayrût, Afâq Machriqiyyah, 1979. Sur la question identitaire, Najm recuse les visions tant nationalistes arabes que libanistes traditionnelles. Ces derniers, en réduisant l'histoire du Liban à six mille ans, i.e., au temps des Phéniciens, "arrêtent l'histoire dans un de ses moments" (p. 39). Najm reprendra sa thèse fédéraliste dans Dawlat al-Tanmiyah wa al-Musâwât wa al-´Adâlah wa al-´Aych al-Muchtarak. Afâq Machriqiyyah, Bayrût, 1992.
[10] ibid., p. 30.
[11] ibid., p. 59.
[12] ibid., pp. 41-42.
[13] La nomination de la région musulmane nordiste n'est nullement innocente de récupération confessionnelle. ´Arqah est une ville canaanite et phénicienne située sur un mont de ´Akkâr, à l'extrême nord du Mont-Liban. Centre prestigieux du christianisme oriental, prospère durant les croisades, elle devint le siège d'un archevêché maronite administré directement par un vice-patriarche.
[14] Najm: op. cit., pp. 87-89.
[15] ibid., p. 36.
[16] ibid., pp. 77-79.
[17] ibid., pp. 50-53.
[18] Shiffer: op. cit., p. 91.

Fawwaz Traboulsi

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