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This thesis was published in June 1996 by the Political Science Institute of Bordeaux (France) as a two years research work for a bachelor degree.
Cette thèse publiée en juin 1996 par l’Institut de Sciences Politiques de Bordeaux (France) est le résultat de deux années d’un travail de recherche pour une licence en Sciences Politiques. Note from the Author Note de l'Auteur |
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Chadi Romanos was born in Beirut in 1973, three years before settling in France, where he grew up. He studied political science and journalism, flying to Lebanon whenever he could. He is now in charge of the editing in a major city guide in Paris.
Chadi Romanos est né à Beyrouth en 1973, trois ans avant de s'installer en France où il a grandi. Il a étudié les Sciences Politiques et le Journalisme, et visitait le Liban quand il en avait la possibilité. Il est aujourd'hui responsable de la rédaction d'un guide touristique important à Paris. |
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«Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s'être connues, sans jamais avoir communiqué entre elles. Quelquefois même les noms des habitants restent les mêmes, et l'accent de leurs voix, et jusqu'aux traits de leurs visages; mais les dieux qui demeurent sous les noms et sur les lieux sont partis sans rien dire, et à leur place se sont nichés des étrangers. Il est vain de se demander si ceux-là sont meilleurs ou pires que les anciens dieux, puisque entre eux, il n'y a aucun rapport, de la même façon que les vieilles cartes postales ne représentent pas Maurillia telle qu'elle était, mais une autre ville qui par hasard s'appelait aussi Maurillia.» Italo Calvino, Les villes invisibles
Sélim El-Hoss affirmait en 1991, c'est-à-dire au sortir de la guerre civile libanaise, et alors qu'une perspective de paix durable semblait émerger : «Si un plan sérieux pour la reconstruction du Liban doit voir le jour après quinze ans de conflits dévastateurs, il ne peut que commencer dans la ville de Beyrouth.» Beyrouth, grande métropole du Levant, semble en effet à cette date réaliser le terrible cauchemar duquel elle sort. «Dévastée» lira-t-on dans la presse internationale. Et l'ancien voyageur d'imaginer - nostalgique - la ville qu'il a jadis connue et admirée dans un chaos inimaginable. Pourtant, ce ne sont pas tant les gravats qui choquent lors de la traversée de la capitale libanaise. Ce ne sont pas non plus les immeubles à l'abandon ou les forces armées qui jalonnent encore les rues. Beyrouth revit. Dans un certain désordre, certes, mais elle revit. Cependant un doute subsiste. Si la vie semble avoir repris le dessus, l'avenir reste insaisissable. À la joie de voir déambuler dans les rues poussiéreuses une foule active succède une inquiétude grandissante pour l'avenir de ce qui constitue un condensé du Liban. Beyrouth assume un potentiel énorme (humain et matériel) qu'il reste à orienter, soit vers la reconstruction, soit vers une nouvelle destruction. Car comme elle affichait sa force intégratrice, elle porte également en elle les germes de son éclatement. La guerre a divisé, segmenté, décentralisé, communautarisé. Les espaces urbains antérieurs sont désormais reconstitués autour d'intérêts nouveaux et spécifiques. Nier l'existence d'une communautarisation avant 1975 serait faux. Mais en 1996, cette communautarisation, ce repli sur soi des minorités, est quasi exclusif. Et le révélateur de ce nouvel état des lieux, c'est le nouveau contexte urbain de Beyrouth. Reconstruire Beyrouth, comme le montre Nabil Beyhum, c'est aussi comprendre ce qui l'a détruite. Ainsi, une théorie sur la guerre devait être un préalable à une théorie de la reconstruction. Alors que la ville ne constituait qu'un théâtre au début du conflit, elle en est vite devenue un enjeu, puis un objectif. Elle constitue donc, comme l'affirmait Sélim El-Hoss, le levier de la reconstruction, la clé de l'avenir. De fait, Nabil Beyhum met en évidence trois voies possibles de reconstruction, trois perspectives originales dont on comprendra l'implication avec l'histoire même de la ville, du pays. Or, pour reprendre les propos de Jad Tabet, «Ce qui a toujours constitué la vitalité d'une ville comme Beyrouth, c'est qu'elle n'a jamais été conçue et planifiée comme une ville idéale. mais qu'elle a toujours été une ville imaginée, dont les représentations se sont fondées, d'une part sur la mémoire collective d'un passé modelé par la multiplicité de ses strates temporelles, et d'autre part sur les perspectives d'un avenir qu'il fallait constamment inventer.» L'histoire de la ville est en effet marquée par la rencontre de multiples influences, souvent conflictuelles. Bimillénaire, Beyrouth ne doit pourtant sa richesse - et évidemment sa survie - qu'à une capacité d'accumulation et de synthèse. La complexité qui en découle, tant sur le tissu urbain que dans l'imaginaire social, ouvre la voie à de multiples interprétations. Ville idéale ou ville imparfaite, le débat sur les représentations que l'on se fait de la ville sont ouverts. Néanmoins, comme le suggère Aldo Rossi, les crises urbaines n'ont rien de neutre : elles ne font qu'accélérer des processus déjà en oeuvre sur le tissu urbain. De fait, la guerre urbaine serait la manifestation et une tentative de dépassement d'une crise urbaine latente. La guerre civile libanaise n'aurait ainsi fait qu'accélérer les tendances manifestes de l'urbain et du social. L'issue du conflit s'est traduite, à l'échelle de Beyrouth, par la reconnaissance implicite d'un statu quo : celui d'une ville divisée, privée de son centre. Cible et théâtre des premiers combats, et faute d'avoir pu être conquis, le centre-ville sera vite anéanti, neutralisé, par les protagonistes. Or qu'est-ce que ce centre ? Sylvia Ostrowetsky, dans son étude sur les centres urbains, tente d'éclairer le sens du centre. En effet, le centre est d'abord un lieu, repérable, localisé. C'est ensuite une position, relative à un ensemble donné. Le centre renvoie enfin à un concept : la centralité. Pourtant, le centre n'est définissable entièrement ni selon la forme, ni selon la fonction, ni selon la position qu'il indique. «Il est centre d'un ensemble qui lui fournit les bases d'une singularité reconnaissable, identifiable». Il symbolise la cité comme «point de départ et de partage d'une appartenance plus générale : politique, juridique, religieuse». Plus encore, il peut être centre d'un ensemble qui remplit un rôle de représentation. Enfin, il peut s'agir d' «un centre qui fait centre parce qu'il est pourvue de contenus centraux», où la logique d'organisation de l'espace est reflétée métaphoriquement dans le centre. Appliquée à Beyrouth, cette thèse fait du centre le point de déclinaison qui donne à la ville son identité. C'est en effet le centre qui recèle la plupart des principes d'organisation de la ville : il est marqué par l'histoire, mais aussi par le présent. Accumulant les fonctions - politique, économique, commerciale, religieuse, culturelle etc. - il se pose en référent pour le reste de la ville, voire même du pays. C'est la fusion autorisée en ce centre de toutes les communautés qui fonde le principe de tolérance qui caractérise, jusqu'à une certaine époque, la société beyrouthine et, à travers elle, la société libanaise. Et même si certaines fonctions échappent à ce centre autour duquel une identité de la ville est organisée, la symbolique centrale, celle d'un espace public de fusion intercommunautaire prédomine avant le conflit. Or la «mémoire collective d'un passé modelé par la multiplicité des strates temporelles» semble, à l'issue du conflit, désireuse d'évacuer la strate la plus récente : celle des gravats, celle de la démarcation violente, pour ne retenir de la ville qu'une synthèse idéalisée. Le schéma directeur du centre-ville, mis en place par une société foncière unique et privée, mise en effet sur un retour à Beyrouth d'avant-guerre, organisée autour d'un centre de compromis. La synthèse de l'espace opérée par le centre peut être de trois ordres. Sylvia Ostrowetsky insiste sur les capacités connective, conjonctive et disjonctive de l'espace. Pour comprendre la portée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, il faut donc tenter d'évaluer ces trois capacités. Est-ce que cet espace à renaître est de nouveau capable de lier des éléments hétérogènes, de régénérer la coexistence des différences ? Prétend-on reconstruire un centre pluriel, un espace de tolérance, d'enrichissement social ? Ce centre sera-t-il capable d'intégrer, fut-ce seulement symboliquement, des individus, des modes de vie, des groupes dans un système de reconnaissance mutuelle ? Ou bien, tout au contraire, le centre se limitera-t-il à marquer la disjonction du futur des différentes communautés qui le composent ? Dans la perspective d'une reconstruction de la ville de Beyrouth, les axes d'étude sont indénombrables. Nous avons choisi d'orienter cette étude sur la définition des contraintes sociales de la reconstruction, tant au niveau urbain local que dans une perspective plus large (nationale, régionale à l'échelle du Moyen Orient), et sur leur prise en compte par les responsables des projets en cours. Il nous semble nécessaire de comprendre les nouveaux espaces de la ville et leur formation pour envisager d'éventuels développements de projets urbains, pour définir des objectifs. En outre, ce n'est pas tant le bâti que les habitants de la ville qui nous intéresseront. La ville, c'est avant tout le lien social, le goût de vivre ensemble. Reconstruire la ville, c'est lui donner les moyens de s'ouvrir, d'intégrer. On l'a évoqué plus haut, Beyrouth a été le lieu de la division, de la fracture, physique et humaine. La «Ligne Verte» représente plus qu'un no man's land ou qu'un espace à combler. Elle est la marque d'une rupture sociale que toute reconstruction devrait songer à atténuer, voire à combler. C'est la raison pour laquelle «le travail de reconstruction nécessitera plus qu'une réhabilitation physique, un développement économique et une réforme politique. Plus ardue sera l'obligation de restructurer les rapports les plus élémentaires [entre les gens].» En effet, le problème se pose de savoir si la réhabilitation du cadre urbain des rapports sociaux doit précéder la renaissance de ces mêmes rapports, pour les provoquer. Dans ce cas, encore faut-il savoir quelle ville on envisage de reconstruire. S'agit-il de Beyrouth du début des années 1970, florissante et cosmopolite ? S'agit-il du produit ségrégationniste de la guerre tel qu'on l'observe aujourd'hui ? Le dilemme demeure. Le choix est ici de l'ordre du dogme, ou constitue au mieux une renaissance des débats miliciens. D'un autre côté, la voie adoptée par un certain nombre de sociologues et urbanistes, peut-être plus ambitieuse dans le cadre du Moyen Orient actuel, et en particulier du Liban, est celle d'un dialogue avec la cité, avec son histoire récente, son vécu, son quotidien. Il ne s'agit plus ici d'un concept abstrait et hégémonique mais d'un construit plus ambitieux : celui qui puisse garantir la coexistence pacifique en ayant assumé et rejeté les options belliqueuses. Nous serons donc amené à dresser en priorité un bilan rétrospectif sur la ville de Beyrouth. Il s'agit ici de cerner l'évolution de ses fonctions, de ses espaces et des liens entre fonctions et espaces (l'accès aux fonctions urbaines). La période d'étude s'étendra de l'avant-guerre, dans le but d'éclairer l'étude des déséquilibres urbains qui ont nourri le conflit, au événements les plus récents qui ont marqué la capitale libanaise. Quoi que notre intention ne soit aucunement celle de dresser un tableau de la guerre civile, il nous paraît incontournable d'en faire un bilan, au moins pour ce qui concerne ses conséquences urbaines dans la capitale libanaise. A l'issue de cette analyse, les éléments fondamentaux seront alors isolés pour pouvoir procéder à un éclairage des possibles en matière de reconstruction, ou du moins des enjeux. A travers l'exemple du projet de reconstruction du centre-ville adopté en 1991, nous tenterons de déceler les limites d'une telle entreprise, pour proposer enfin des pistes de réflexion sur l'avenir de la ville, lequel semble coïncider avec celui du pays.
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CHAPITRE I I - Les déséquilibres urbains de 1975 |
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La plupart des recherches sur le conflit libanais et ses origines s'accordent pour affirmer que nombre de ses causes sont à relever dans la ville même de Beyrouth et dans sa capacité à gérer l'arrivée massive de migrants, qu'il s'agisse de réfugiés ou de produits de l'exode rural. Construite par accumulation, Beyrouth doit sa domination sur le reste du pays (et sur la région, dans certains domaines) à l'attrait qu'elle a su développer, et aux alternatives qu'elle a su étouffer.
L'accumulation des fonctions en 1975 : Beyrouth et le désert libanais On se réfère ici à une typologie des villes établie sur la base de leurs éventuelles fonctions politiques, culturelles, administratives (le cas des capitales) et économiques (englobant les marchés, la circulation, le commerce et l'industrie). Tableau 1 : Différentes fonctions de Beyrouth : dates d'acquisition et degrés de développement
Comme la plupart des villes du pourtour de la Méditerranée, Beyrouth est, ainsi que la définit Aïda K. Boudjikanian, «fille de l'histoire». On lui connaît des origines romaines jusqu'au VIiè siècle. Beyrouth a accueilli et pris les signes de toutes les civilisations qui s'y sont succédées. Et si jusqu'à la fin du XIXè elle ne compte pas plus de 6 000 habitants, contenus à l'intérieur de son enceinte, elle accumule les éléments de sa diversité future. Dès le début du XXie, deux dynamiques caractéristiques sont donc en place : l'une, tournée vers la Méditerranée, repose sur les échanges commerciaux; l'autre, tournée vers le Mont-Liban, se nourrit principalement de l'exode rural ou des déplacements forcés de populations montagnardes. Et avec la prise en charge des autorités françaises en 1920, ces deux dynamiques vont s'associer pour faire de Beyrouth la capitale du Liban, le centre politique, économique et culturel. La période du Mandat français constitue donc un moment privilégié de croissance urbaine. Mais surtout, et notamment dans les années 1930, la capitale libanaise se modernise. Ainsi, si les Ottomans souhaitaient faire de Beyrouth la capitale, il faudra attendre le Mandat français pour que la ville bénéficie du véritable appareil de domination économique et politique. De fait, durant la période du Mandat, Beyrouth accueille le Haut-commissariat et l'Etat major français, lesquels rayonnent sur les territoires de la Syrie et du Liban. Le gouvernement libanais prend place au Vieux Sérail, lui aussi au centre de la ville. Les prémisses de l'accumulation des fonctions commencent à poindre. Très vite se développe et se modernise, parallèlement au rayonnement de l'autorité française sur la région, un réseau de voies économiques et commerciales. Ainsi, si la liaison Beyrouth-Damas n'a rien de nouveau, l'échelle des échanges, du trafic, s'accroît de façon considérable et le centre de gravité penche indéniablement vers Beyrouth. L'équipement, la construction d'infrastructures ferroviaires et routières ne fait que confirmer ce phénomène de centralisation des échanges autour de Beyrouth : tous les chemins y mènent (voie ferrée Nord-Sud reliant Tripoli et Saïda à la capitale, et voie ferrée Ouest-Est reliant Damas à Beyrouth). En effet, Beyrouth constitue désormais, avec son port moderne (géré par une société française), une étape incontournable vers l'Europe. Beyrouth devient le noyau politique (accueillant les autorités françaises et libanaises) et économique (avec le port et les noeuds de communication, son dense réseau commercial) des relations transméditerranéennes. Et c'est certainement grâce à la gestion et au développement des échanges régionaux et internationaux que Beyrouth se modernise. Au dessin de principes théoriques et esthétiques relativement arbitraires (Place de l'Etoile et structure radiocentrique) succède le premier plan d'urbanisme, sur l'initiative des autorités françaises. Après une période de croissance débridée («La France se doit de montrer, autant face aux indigènes que face aux puissances coloniales rivales, que c'est bien elle qui succède aux Romains, aux Arabes et aux Turcs dans cette région du monde» ), on assiste à une tentative de rationalisation urbaine de la Beyrouth des grands tracés. Ecochard est le premier à considérer Beyrouth comme un tout, à sortir des limites traditionnelles de la capitale pour tenter de prendre en compte son extension potentielle en relation avec son site naturel. Il part en outre d'un principe d'égalité d'accès aux fonctions urbaines : «Cette conception de la vie doit être la même pour l'ensemble des habitants, car tous ont pareillement besoin de lumière, d'espace, d'hygiène, d'éducation et de travail.» Le plan de Beyrouth prévoira ainsi des voies routières reliant le centre à l'arrière pays, ainsi qu'un réseau d'artères principales mettant en place une logique de «centralité-carrefour», avec un anneau commercial autour du centre-ville. Il proposera un agrandissement du port et la création d'un nouvel aéroport. Enfin, il procédera à un zonage fonctionnel de la ville. Ecochard tente donc de mettre en place les conditions d'un essor contrôlé de la ville, assurant la préservation des principaux éléments qui font de la ville une grande capitale du Levant. Au Mandat français fait suite la période de l'indépendance, laquelle sera empreinte " au niveau urbain " de tous les signes de dynamisme de ce jeune Etat. Parler de croissance débridée n'est donc pas exagéré, d'autant qu'un certain nombre de facteurs permettent de mesurer et d'expliquer cette explosion : accumulation de capital accélérée au cours de la Deuxième guerre mondiale, rupture de l'Union douanière syro-libanaise en 1950, afflux de capitaux et de cadres en provenance de Palestine en 1948, ainsi que d'Egypte et de Syrie à la suite des bouleversements politiques, sociaux et économiques que connaissent ces pays au milieu des années 1950, enfin et surtout, retombées du développement et de l'exploitation des gisements pétroliers de la péninsule arabique. Croissance et construction sont donc les maîtres-mots des premières décennies de l'indépendance. Pourtant cette croissance ne conduit pas inéluctablement Beyrouth vers la modernité. En effet, la frénésie spéculative, notamment dans le domaine immobilier, sert d'alibi à une politique de laisser-faire érigée en principe par les pouvoirs publics. Malgré l'adoption, en 1952, d'un «Plan directeur de Beyrouth», la fièvre foncière ne peut être contenue. Dans le meilleur des cas, la loi ne fait que sanctionner l'état existant du bâti, ce qui conduit à une surdensification extrême du centre-ville et à l'esquisse de «strips» le long des grandes voies de communication. Densifiée et ouverte, la ville semble se construire de façon anarchique. Pourtant, comme le note Jad Tabet, «derrière l'anarchie apparente de la croissance urbaine, se profile une logique interne, celle de la constitution d'un nouveau type de relations aux objets, à l'espace et aux personnes et de la mise en place d'une forme d'organisation de la vie quotidienne qui permet d'articuler les pratiques différentes dans un espace commun». La croissance de la ville se fait donc, comme on a pu le voir, de façon spontanée. La diversité naît des nécessités économiques, des affinités communautaires. Et si l'Etat semble avoir en partie démissionné, laissé la politique urbaine - ou le sort de Beyrouth - à ses principaux acteurs, les Beyrouthins, cette tendance va être renversée par un nouvel élan politique. Une domination multiforme Le début des années 1960 marque pour Beyrouth la naissance d'une ère nouvelle, celle du nouveau pouvoir chéhabiste mis en place en 1958. Après la révolte, la même année, de l'ensemble des villes et régions périphériques contre un centre qui les ignorait, deux voies de règlement de ce conflit inédit s'offrent aux dirigeants : négocier une forme de décentralisation, ou renforcer le rôle de l'Etat vis-à-vis de la périphérie. C'est la deuxième option qui l'emporte, avec un projet ambitieux : jeter les bases d'une politique de développement, en commençant par la mise en place d'institutions et de méthodes de travail adaptées. Le premier plan quinquennal libanais voit le jour. Il est donc question dès lors d'une croissance planifiée de la ville de Beyrouth suivant des règles d'urbanisme applicables à l'ensemble du territoire libanais (Loi d'urbanisme de 1963). Apparaissent également des notions nouvelles, telles que l'aménagement du territoire, ou le plan général d'urbanisme, voire même le droit à l'environnement. Il s'agit d'unifier les pratiques, de rétablir le rôle de l'Etat dans la ville et sur l'ensemble du territoire. L'Etat entend reprendre en charge le développement du Liban, et, de fait, celui de sa capitale. Mais très vite, les autorités constatent les difficultés qui barrent la voie des réformes des comportements urbains. Les projets planificateurs " fondés sur la spécialisation fonctionnelle et le zonage " se heurtent à presque deux décennies de développement aléatoire de la ville. La ville semble donc échapper à l'objectif de systématisation de l'Etat. «Beyrouth avait dépassé en dix ans ses propres limites administratives, et le gros des dégâts était déjà irréparable» reconnaissait Assem Salam en 1970. On se résout donc bientôt, faute de pouvoir résorber le «mal», à tenter de l 'endiguer. Il s'agit alors, de la part des pouvoirs publics, d'intervenir de façon ponctuelle dès que possible et de constituer des limites au développement aléatoire de la ville. Ainsi, l'Etat intervient au centre en créant de nouveaux axes de dégagement, mais surtout, les urbanistes tracent ce qui doit prévenir toute extension de la «gangrène» à l'extérieur des limites fixées. En réalité, ces projets passent pour une forme de démission de l'Etat vis-à-vis du centre-ville. Malgré quelques opérations d'image " restées à l'état d'avant-projets " pour tenter de «sauver le centre-ville», l'impression demeurera. Faute d'avoir pu lui imposer sa symbolique, le pouvoir va s'extraire du vieux centre. Ce dernier en effet est, pour ce qui doit devenir une grande métropole de l'Etat arabe unitaire, trop marqué par ses incohérences, plus arabe que moderne, insoumis et non fonctionnel. Le vieux centre va ainsi être privé d'une partie de sa légitimité en voyant la Présidence de la République s'installer sur les hauteurs, hors des limites administratives de la ville, à Baabda, suivie peu après par l'Ecole Militaire et le Ministère de la Défense. La démission de l'Etat vis-à-vis de Beyrouth est donc confirmée. Le principe avancé pour justifier ces déplacements est : «Le centre administratif de Beyrouth est celui du pays tout entier et [..] par conséquent, notre critère devra être la satisfaction des besoins de tous les autres services de l'Etat ainsi que de tous les habitants du pays entier et non seulement de la capitale». La question qui se pose alors est la suivante : En développant et en modernisant son bâti, Beyrouth a-t-elle pour autant modernisé son «tissu social» ? Est-elle devenue un lieu de brassage, de mutation socio-économique, comme l'ont été les villes européennes à l'heure de leurs premières croissances ? Crise urbaine, crise de la citadinité La crise urbaine qui se manifeste indéniablement à Beyrouth, ne se limite pas aux formes qu'on a trop souvent lui donner : on ne saurait ainsi la définir uniquement suivant des critères urbanistiques, techniques ou architecturaux. Au-delà des densités croissantes relevées au centre, des systèmes de circulation saturés, on note en filigrane un deuxième déséquilibre. Il n'est pas sans lien avec le cumul de facteurs endogènes (histoire de la ville, de ses capacités d'intégration et de son potentiel de croissance), comme on a pu le voir, et exogènes (situation régionale, réfugiés, résistants palestiniens etc.) qui contribuent à créer différents niveaux d'intégration à la ville et, par suite, différents niveaux de citoyenneté. De fait, le déséquilibre s'étend à un niveau plus social de la ville. C'est la notion de citadinité qui est remise en cause, à travers des approches très sectaires de la centralité urbaine. On peut dès lors dresser une typologie sommaire des groupes sociaux urbains (sans pour autant préjuger d'une éventuelle homogénéité dans chacun des groupes), selon leur niveau d'intégration à la ville. On distinguera donc quatre groupes, dont l'apparition est marquée par des mouvements historiques nationaux ou régionaux. En premier lieu, on peut isoler le groupe «fondateur» de la ville, la bourgeoisie beyrouthine dite «historique», composée principalement des grandes familles sunnites et orthodoxes, tenante de la fonction commerciale initiale de la Beyrouth. On parlera pour cette catégorie d'intégration absolue, de citadinité acquise. Par contre, le cas de la nouvelle bourgeoisie n'est pas aussi clair. Cette dernière constitue le deuxième groupe social de la ville. Il est constitué principalement d'émigrés sur le retour, produits du développement du tertiaire supérieur. Son apparition est très liée à la croissance économique de la période de l'indépendance. Son discours dominant véhicule la revendication d'une autre forme d'intégration urbaine, qui puise sa légitimité dans l'Etat (dont les grands symboles, comme on l'a vu, ont «fui» le centre) et non plus dans l'histoire. Enfin, Beyrouth compte un groupe dont les principales caractéristiques est qu'il est constitué de populations non intégrées, et plus encore, non intégrables (nous tenterons de dégager les causes de ce phénomène d'exclusion manifeste). Il est composé de réfugiés divers. Ainsi, sur la base de cette typologie, on peut isoler trois fondements principaux de la crise urbaine, autour du problème du rapport citadinité (à définir)/citoyenneté. Il faut en effet noter que ce rapport donne naissance à des démarcations spatiales dans la ville, comme le relève Nabil Beyhum. Ce sont ces démarcations que nous nous attachons maintenant à décrire. L'opposition entre deux bourgeoisies La première démarcation traduit l'opposition entre les deux bourgeoisies urbaines de Beyrouth, entre la vieille bourgeoisie citadine ancrée au centre-ville et la nouvelle bourgeoisie périphérique attachée au centre étatique. Ce sont deux formes de centralité qui s'opposent ici, et à deux niveaux : autour des spécialisations et statuts professionnels et sur l'échelle de la citoyenneté par degrés. Dans le premier cas, on parlera volontiers d'une culture urbaine, d'une tradition citadine, localisée dans le centre-ville ou à proximité. Elle est le fait de la bourgeoisie historique décrite plus haut. Elle s'appuie sur un même «système de coexistence communautaire», organisé autour du centre-ville. On a ici «deux communautés qui se retrouvent dans un centre commercial et populaire où elles deviennent les supports de spécialisations professionnelles». La bourgeoisie citadine est en fait constituée, et c'est ce qui explique cette commune «idéologie de la ville», de groupes complémentaires économiquement et culturellement proches (culture a- ou anticléricale, politiquement neutre etc.). Néanmoins, l'arrivée en ville de nouveaux groupes, porteurs de nouvelles technologies et représentants de nouveaux marchés, bouleverse le schéma traditionnel du centre-ville. Les réseaux financiers établis avec le Golfe persique, les modes de transaction spéculatifs, tous les signes de la modernité économique et commerciale, sont en fait imposés et prennent vite le pas sur les modes traditionnels de transaction dont la vieille bourgeoisie est la tenante. On sonne ainsi le glas d'une certaine culture de la ville, tout en mettant à nu un conflit de légitimité inédit. La vieille bourgeoisie perd, à la veille du conflit, deux sources majeures de légitimité. Avec la vague tertiaire moderne qui prend la ville de Beyrouth, ses petites et prudentes activités commerciales, à l'échelle régionale, sont vite dépassées. C'est ainsi une part de légitimité qui s'érode : celle des spécialisations professionnelles qui produisaient pour cette bourgeoisie le statut de citadins, de Beyrouthins. De plus, comme on l'a vu plus haut, elle perd en quelque sorte les symboles politiques qui faisaient sa force. Elle voit ainsi la Présidence de la République s'extraire en périphérie (mais aussi Ministère de la Défense à Yarzé, Télévision à Hazmieh, école jésuite à Jamhour etc.) La nouvelle bourgeoisie, elle, remporte une victoire : elle revendique une forme de légitimité étatique, de type rationnel, qui se substitue aux formes de légitimité traditionnelle antérieures. Dans la lutte pour la domination de la capitale, la nouvelle bourgeoisie impose en fait une forme de rationalité. Néanmoins, le centre et sa «culture» restent hors de prise, intouchables, comme le montrent les échecs de rationalisation essuyés à plusieurs reprises. Et de même que l'Etat n'a que peu de prise sur le centre-ville et les modes de vie qui y ont cours, se développe un espace-tampon, une césure entre centre étatique et centre-ville. Le développement de la ceinture de misère Le développement de la ceinture de misère est la manifestation d'une double exclusion : de la part des deux centres. Le centre-ville historique traditionnel ne peut (surdensification manifeste) et ne veut pas intégrer ces populations réfugiées, et le centre étatique semble nier le problème, et va même jusqu'à l'occulter en le cernant de murs. Cette communauté (non homogène) se définit de façon négative, par le rejet collectif dont elle fait l'objet. «Si le centre étatique se posait comme porte géographique de la ville, le centre ville était la porte réelle et symbolique d'accès à la ville». Ainsi se développent deux formes d'urbanisation, les deux n'offrant aucun accès à la citadinité. Mais dans le cas de la ceinture de misère (à la différence du centre étatique et de la périphérie urbaine dont il entérine l'existence), les populations font l'objet d'un rejet tant au niveau de la citadinité que de la citoyenneté même. Cette ceinture de misère est faite de communautés de réfugiés venues de tout le Moyen Orient : Arméniens de Borj-Hammoud, Kurdes de Maslakh, Apatrides de la Quarantaine, Palestiniens des camps. Elle constitue un sous-prolétariat, d'autant plus indigent que venu pour faire fortune "tout au moins pour échapper à la misère" il se retrouve plongé dans une misère encore plus profonde. De fait, deux formes d'exclusion se renforcent. L'exclusion de la centralité urbaine, qui se traduit par une exclusion des spécialités professionnelles assurant des statuts et des rôles stables dans la cité, et donc, écarte une éventuelle identification ultérieure à la communauté par intégration. Cela marque l'impossibilité d'intégrer les configurations traditionnelles de l'échange, entre familles, entre communautés. L'exclusion de la centralité étatique se traduit, elle, par une exclusion-discrimination définie par le statut juridique de la communauté dans le système de citoyenneté par degrés qui se mettait en place. On est donc en présence dans l'espace urbain de populations au statut de citoyenneté incertain, et au statut de citadinité inexistant. Les groupes ainsi formés ne constituent des communautés que négativement : ils se rassemblent " et forment éventuellement une conscience identitaire " autour de leur rejet collectif par la population beyrouthine. Leurs chances d'accès à la citadinité restent minimes : à supposer qu'ils parviennent à se définir autour de statuts professionnels, à s'insérer économiquement au centre, comme les Arméniens ont su le faire (joaillerie, audiovisuel, manufactures de chaussures etc.), le processus d'intégration ne peut être que lent. Donc à court terme, la ceinture de misère est un problème central, qui constitue un fondement indéniable de la crise urbaine. Marginalisés par l'Etat, n'ayant pas accès à la centralité urbaine, des milliers de Beyrouthins se voient tout simplement occultés symboliquement du champ de vision. Mais au-delà du symbole, on va même jusqu'à élever des murs autour des taudis et des bidonvilles pour les cacher aux yeux des touristes ! Cet état de fait (habitat délabré, équipements inexistants, sous-emploi, analphabétisme, délinquance, problèmes d'hygiène etc.) est d'autant plus insoutenable que le pays est en pleine expansion économique et que les conditions pourraient être remplies pour prendre en charge les problèmes soulevés par la ceinture de misère (par exemple, le Liban est le pays que compte le plus de médecins par habitant au Moyen Orient). Cette misère tranche en fait avec l'opulence des voisins du centre, mais aussi avec celle des nouveaux venus de la périphérie, centrés autour de l'Etat. L'urbanisation des classes moyennes C'est dans ce contexte que se produisent et se reproduisent ces classes moyennes néo-urbaines dont le statut soulèvera un nombre élevé de problèmes ultérieurement. Si ces classes moyennes étaient loin de constituer cet élément «hégémonique» de la société, ce symbole de la modernité acquise, elles n'en bénéficiaient pas moins d'une grande quantité (relative) de privilèges du point de vue des équipements urbains, sanitaires ou éducationnels, ainsi qu'au niveau de l'emploi. Elles se développent à l'extérieur de la ceinture de misère, le centre ville étant déjà saturé. Comme on l'a évoqué précédemment, c'est autour de l'Etat que leur développement s'organise. L'Etat et ses institutions nouvellement décentralisées à la périphérie constituent, pour ces nouvelles couches urbaines, une nouvelles forme de centralité. On connaît ses élites, modernes, et en lutte contre la persistance d'un centre ville incontrôlable. Les classes moyennes, elles, sont le produit de la tertiairisation rapide de la société libanaise, autour des fonctions nouvellement acquises par la capitale. Ainsi, ces populations bénéficient d'une intégration économique à la ville, en y exerçant un emploi en général stable et générateur d'un statut (ne serait-ce que le simple fait de se voir inclus dans le groupe virtuel des classes moyennes). Pourtant, on considère que cette couche de la population sera un des vecteurs les plus virulents du conflit, sans en être nécessairement un acteur. Se pose en effet pour cette population périphérique un problème de nature principalement institutionnelle. En effet, il faut noter l'aberration du système de représentation qui commande partiellement l'attitude par rapport aux structures étatiques. Le mode de représentation rend les habitants nouvellement urbanisés étrangers à la ville : ni la représentation municipale des banlieues n'est suffisamment pertinente pour représenter les habitants, ni même la représentation parlementaire ne tient compte de leurs problèmes de nouveaux urbanisés. Les élections parlementaires se faisant sur la base du lieu d'origine " le rural dans ce cas " certaines classes moyennes se sentent aussi étrangères en ville que le sous-prolétariat décrit plus haut l'est au pays, et ne sont donc représentées qu'indirectement dans les débats politiques urbains pouvant les concerner. Le fait de voter dans les villages d'origine empêche environ deux tiers des habitants de la ville d'être représentés sur leur lieu de vie, et les oblige à rester attachés en priorité à d'autres lieux. Ces nouvelles populations urbanisées ne sont pas prises en compte au niveau politiques en tant que populations citadines. Si l'on peut parler à leur propos d'intégration économique et professionnelle à la ville, en matière politique, elles en restent exclues. Ce décalage institutionnel sera à la base du troisième déséquilibre urbain, d'une troisième forme de démarcation. Conclusion En 1975, on constate que la ville ne parvient plus à intégrer, tant au niveau physique qu'institutionnel. Déjà dans les années 1960, les observateurs mettent en garde les autorités contre les déséquilibres urbains manifestes à Beyrouth. Même si ces mises en garde sont partie-prenante dans un conflit interne à la ville, elles sont le signe de l'apparition de démarcations fermant l'accès à certaines fonctions de la ville. Pourtant, les problèmes demeurent. Que ce soit au niveau technique ou au niveau institutionnel, les démissions se succèdent devant la tâche à accomplir. On se heurte à l'hermétisme du centre à tout remodelage rationnel, à toute réorganisation fondamentale. Tout au plus peut-on tenter de l'ouvrir à l'extérieur. On se heurte aussi, en corollaire, au dédoublement de la centralité, et à la concurrence qui en découle. Citoyen ou citadin, Beyrouth ne sait quel statut donner à tel ou tel de ses habitants. Ce qui est sûr, c'est que l'un exclut l'autre. Mais plus encore, Beyrouth ferme les yeux sur ces citadins sans statut, dans une situation de pourrissement, d'étouffement. C'est donc une logique d'accès inégalitaire à la centralité qui se développe, car s'il y a concurrence entre deux centralités, elles produisent le même discours exclusif envers l'entre-deux, envers le ceinture de misère et ses habitants. C'est donc sur les questions de citadinité et de citoyenneté, ou d'absence de statut, que le conflit trouve ses origines. Si les facteurs déclenchants sont en grande partie externes, tant à la ville qu'au pays même, le thème de la centralité, lui, fera le lit des thèses miliciennes et du système qu'elles instaureront dès la première année du conflit. Il sera la justification, tantôt négative, tantôt positive, de l'hégémonie commu nautaire et sociale sur la ville revendiquée ensuite. Le centre-ville est, malgré tout (et notamment le développement de nouveaux pôles périphériques), le lieu symbolique du pouvoir politique et économique, le point de rayonnement des communications, de la diffusion culturelle, du commerce et des loisirs. Si Beyrouth accumule toutes les fonctions, le centre-ville constitue la symbolique même de cette accumulation, le «lieu de la mémoire collective». C'est en ce sens que l'on parlera du centre-ville comme d'un espace public, du lieu de l'échange par excellence, qu'il soit symbolique, économique ou, plus largement, social. On serait tenté de définir ce centre-ville comme la synthèse inachevée d'une ville complexe et changeante, reflet de son histoire, résumé du présent et perspective d'avenir. Dès lors, il apparaît a posteriori presque trivial de voir dans le centre-ville le théâtre initial du conflit qui éclate le 13 avril 1975. Un autobus ramenant des Palestiniens dans leur camp à Tel Zaatar tombe sous le feu de partisans phalangistes à Ain El Remaneh. Ces 27 morts, sur ce qui allait devenir la «Ligne verte», scellent le sort d'un pays, d'un peuple et d'une ville pour quinze années durant lesquelles toute logique de rapports pacifiés entre les groupes sera bannie au profit de replis communautaires et de désirs de conquête. Le corollaire pour la capitale libanaise se traduit par une division de la ville non plus fonctionnelle, telle que l'auraient souhaitée les urbanistes les plus ambitieux, mais bien communautaire (presque exclusivement). De fait, penser Beyrouth comme unité urbaine, comme un tout, devient un problème insoluble.
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CHAPITRE I II - La disparition du centre et les nouvelles formes d'urbanisation |
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Il convient à ce stade de préciser que la séparation communautaire n'est pas apparue ex nihilo et par elle-même. Elle existait avant le conflit, quoique tempérée par d'autres facteurs. Le principe de division ne réside donc pas dans cet état de fait, mais dans la dynamique de séparation imposée par les armes, un processus organisé et finalisé autour d'acteurs et d'institutions. La destruction d'un centre : «la ville et le vide» Sans prétendre dresser un historique de la destruction du centre-ville de Beyrouth, il est important de noter que cette dernière est quasi immédiate et relativement systématique (ou encore méthodique). La plupart des auteurs soulignent la convergence des stratégies de destruction vers ce centre convoité par tous. Faute de ne pouvoir le conquérir, les groupes rivaux s'acharneront à le détruire, à l'exclure. Le centre ville a été détruit et re-détruit pour ce qu'il symbolisait, beaucoup plus que pour les fonctions effectives qu'il avait encore. Il a été détruit par ceux qui n'en avaient pas l'usage, et non par ceux qui le pratiquaient régulièrement. Dès lors, «[Une] ligne se creuse sur la destruction de l'espace public de la mixité par excellence : le centre-ville, qui disparaît avec d'autres espaces de même fonction. Elle ne s'installe pas dans le vide, elle le crée». Cet espace vide au coeur de la cité traduit la disparition de la symbolique centrale, de rôle du centre en tant que lieu privilégié de la mémoire collective et, serions-nous tentés de dire, sélective. Comme le montre clairement le document support, le vide qui se creuse au sein de la ville constitue une rupture nette dans l'unité du tissu urbain. Jad Tabet montre de façon allégorique comment ce vide représente le contraire même de l'urbain : «Une place vide, une rue déserte, un terrain vague, évoquent le danger, la mort : lieux propices au guet-apens, espace de délinquance, d'illégalité». Ce centre apparaît comme un dehors de la ville. On peut ainsi interpréter la destruction du centre de Beyrouth comme un retour de la barbarie au coeur même de la ville. Pourtant, la fondation de la ville comme principe d'organisation des rapports sociaux, de gestion du lien social, ne repose-t-elle pas sur le refoulement de la barbarie à l'extérieur même de ses murs ? On connaît l'opposition traditionnelle du dehors de du dedans, illustrée par les remparts autour de la ville et les portes se fermant éventuellement sur la menace extérieure. En effet, dans la vision traditionnelle de la ville, la menace vient de l'extérieur et il s'agit pour les citadins de s'en protéger en se regroupant dans une unité cohérente et unie vis-à-vis de l'extérieur. Or le problème, posé en ces termes, prend une forme inédite à Beyrouth. En effet, la barbarie ne vient plus de l'extérieur, mais du coeur même de la ville. La menace surgit du centre même de la ville, et non plus du dehors. Elle ne revêt plus les traits d'animaux mythiques ou de sauvages stigmatisés; c'est la forme humaine qui menace la capitale, qui porte atteinte à son intégrité. Le centre apparaît alors comme «une terre sauvage où seuls se trouveraient en sécurité ceux qui seraient prêts à défier la mort : l'assimilation de la ville à la jungle semble ici prendre son sens propre». On peut poursuivre la métaphore de la jungle, reprise d'ailleurs par les Beyrouthins eux-mêmes, par les perspectives offertes par la vue de la ligne de démarcation, désormais communément appelée «ligne verte». La végétation s'empare des espaces à l'abandon et demeure la seule vie possible dans un espace dominé par une violence arbitraire, celle des derniers occupants de la zone : les snipers. Dès lors, ce centre détruit, ou l'image que l'on s'en fait (il n'est pas accessible), va modeler des systèmes de représentations de la ville par ses habitants. La survie dépend de règles diffuses, d'un «code d'utilisation». On distingue dans la nouvelle géographie urbaine de la ville " la géographie imposée par les armes " des éléments constants et d'autres fluctuant selon le contexte politique, militaire ou économique. Cette géographie comporte des règles et des repères dont l'origine, pour les uns et pour les autres, est la frontière divisant précisément la capitale libanaise en deux. L'image est d'autant plus claire que cette limite est faite d'une série de voies bloquées, d'anciens grands axes transversaux sans issue, de rues obstruées par des tas de sable, de terre. On parlera pour la «ligne verte» de mur, dans la mesure où cette dernière est largement perçue comme telle. En effet, elle constitue un lieu d'affrontements incessants, aléatoires. Parallèlement à la destruction du centre ville et à la recomposition de l'espace urbain qui en découle, la ville ne cesse de croître, de se développer, sous des pressions diverses, et principalement liées aux phénomènes de migrations. Ainsi la croissance urbaine à Beyrouth, comme par le passé, constitue en premier lieu un phénomène de déconstruction sociale. Le principe de répartition des populations est dès lors marqué par la recherche de la sécurité. L'affirmation dans l'espace d'un principe de ségrégation violent C'est vis-à-vis de ce «mur de feu» que se définissent les espaces environnants. Ce vide barbare, cette jungle urbaine, est érigé en définition, certes négative, de la ville. Les espaces avoisinants " qu'il s'agisse de rues, de pièces exposées " sont désertés, au profit d'une recherche de sécurité vers l'extérieur de ce centre devenu menaçant. Pour reprendre la métaphore précédemment évoquée, on cherche à se protéger du centre. On lui tourne le dos. Et les points de passage, de jonction, entre le différents espaces constitués, sont à l'image des portes des cités médiévales. Mais elles ne sont plus aux limites de la ville, protégeant sa spécificité et son urbanité. Elles sont à l'intérieur même de celle-ci, introduisant une coupure fondamentale de l'espace urbain. Pourtant, elles restent encore le lieu de l'échange, le poumon de la ville. Si l'on se protège de «l'autre côté», il n'en demeure pas moins que la scission de la ville n'est pas stricte. La communication entre les deux grands ensembles constitués n'a jamais été et ne sera jamais rompue, dès lors que la division semble échapper très vite à ses propres auteurs pour s'imposer comme principe à tous. Cette division est subie par tous, et imposée par une minorité. Sa violence ou, au contraire, son laxisme, se traduisent, selon les périodes, par des velléités d'échange, ou plus simplement une tolérance. Cette dernière se traduit par la perméabilité des points de passage, le pouls de la situation politique. Car on l'aura compris, la caractéristique principale de la nouvelle organisation de l'espace urbain repose sur un principe de ségrégation violente. La recherche des lieux garants de la sécurité individuelle repose en premier lieu sur le groupement autour d'identités confessionnelles. Mais la division ne suffit pas pour se prémunir des dégâts de la guerre. Il faut aller toujours plus loin pour se protéger. L'insécurité perdurant dans les espaces communautaires, les migrations d'habitants de Beyrouth vers des lieux réputés sûrs, c'est-à-dire au-delà de la portée de l'artillerie, atteignent des proportions notables. On dénombre sur toute la durée du conflit 355 604 personnes déplacées, soit 70 531 familles, de leur région d'origine à cause de la violence guerrière. Néanmoins, à l'aspect intra-urbain des migrations se greffe une composante non négligeable des flux de population. En effet, la guerre déborde largement de la capitale, ce qui crée des mouvements de populations accélérés, qu'il s'agisse de l'exode des Chi'ites du Sud sous la pression des invasions israéliennes ou de la fuite des Chrétiens du Chouf. Evidemment, ces nouvelles populations contribuent aux accumulations communautaires autour des nouveau pôles constitués, qu'il s'agisse du secteur Chrétien ou de la partie occidentale de la capitale. Quelles sont alors les conséquences de tous ces mouvements ? Ils entraînent évidemment des mutations considérables de l'espace, tant rural qu'urbain : la ville change de physionomie, soit par apport, soit par départ de populations. L'arrivée massive et rapide de réfugiés ruralise des quartiers cossus en l'espace de quelques jours; ailleurs, le départ de populations pour des lieux plus sûrs vide des quartiers entiers de leurs éléments dynamiques. Dans les régions moins touchées par la guerre, une forte pression démographique entraîne une spéculation foncière effrénée sur les terrains jusque là agricoles et la rapide disparition de ceux-ci au profit d'immeubles de rapport. C'est entre 0 et 400 mètres d'altitude que le développement a été spectaculaire. Des petites villes et de gros bourgs comme Jounieh, Kaslik, Dbayeh, Khaldé, Jbail et Saïda sur le littoral, ou Bikfaya, Broummana en altitude ont connu un développement spatial remarquable, «leur centres à architecture plaisante disparaissant au profit d'un modernisme mal assimilé». Deux types d'urbanisation sont effectifs : l'un, celui des résidences balnéaires, et l'autre, celui des quartiers illégaux. Des quartiers illégaux dans leur intégralité sont érigés pour absorber les populations réfugiées, et particulièrement Chi'ites. Le Sud de la ville, avec les quartiers de Ouza'ï et de Chiyah, croît en gagnant sur les anciennes oliveraies et sur les dunes. Les zones inconstructibles bordant les pistes de l'Aéroport International de Beyrouth sont elles-aussi envahies. Sous-équipés, sous-intégrés, ces quartiers contribuent à déséquilibrer et à déstructurer une ville déjà bancale : ils ajoutent à la densification de la partie occidentale de la ville en y exerçant une pression démographique supplémentaire, et complexifient la structure de la population de Beyrouth Ouest. Le secteur occidental, de part la discontinuité confessionnelle qu'il comporte, est un enclave dont le potentiel de dégagement est quasiment nul. Parallèlement, la construction de stations balnéaires et de grand complexes résidentiels, que ce soit au Nord, vers Jounieh ou au Sud, vers Damour, s'inscrit dans une logique au départ «touristique» mais très vite devenue sédentaire. En d'autres termes, il s'agit là de migrations à caractère plus ou moins définitif, mais réservées aux nantis (à ceux qui étaient auparavant propriétaires) qui avaient abandonné leur appartement en ville. Les «Chalets» (petits appartements dans les complexes balnéaires) se multiplient et deviennent des résidences principales. Là aussi, la densification est flagrante, mais la pression sur Beyrouth n'a pas lieu d'être, dans la mesure où le secteur Est de la ville a tendance à se vider pour se déverser toujours plus au Nord, autour de Jounieh ou plus marginalement au Sud vers Saïda. Pour reprendre les conclusions de M. F. Davie, «Il en est résulté [de ces mouvements de population] une ville gauchie, avec la partie orientale vidée et la partie occidentale saturée d'hommes; dans les deux parties de la ville, la population d'origine est remplacée par des ruraux ou des banlieusards, réfugiés ou miliciens». Les divisions comme principe Dans la nouvelle géopolitique urbaine de Beyrouth, le principe de territorialité l'emporte sur le principe de fonctionnalité. L'instauration progressive de nouvelles donnes, les conditions d'urbanisation, mènent inexorablement à une perte de la culture urbaine, de la notion de citadinité. Il s'agit en quelque sorte d'un nivellement par le bas. Les nouveaux principes qui régissent l'espace urbain ne sont pas des facteurs d'intégration urbaine.
L'éclatement de la structure urbaine Les banlieues, espaces d'accueil privilégiés des réfugiés et autres migrants, se sont compartimentés en micro-espaces ethniquement, socialement ou confessionnellement homogènes, chacun quadrillé par des milices issues de ces milieux, chacun avec une allégeance idéologique particulière. Le statut économique des migrants n'est en outre pas sans conséquence dans le type d'urbanisation privilégié. A titre d'exemple, l'afflux d'hommes a pu s'accompagner d'un afflux de capitaux, comme ce fut le cas dans les régions de Zouk et de Jounieh. Il en est découlé une urbanisation directement liée à l'investissement dans le foncier. A contrario, les extensions chi'ites du Sud de Beyrouth n'ont pas permis la constitution d'une telle offre de logements, de services. En effet, les populations concernées, réfugiées du Sud principalement, n'étaient en majorité pas en mesure de consommer, et encore moins d'investir. Au compartimentage résidentiel se superpose, par nécessité, un réseau d'infrastructures lourdes. Des ports, des aéroports, des stations de télécommunication par satellite ont été construits, sans lien direct avec l'urbanisation. Répondant aux nécessités d'approvisionnement déclarées de chacune des factions, ces nouvelles voies d'échange ont essaimé de façon sauvage, soit que l'on exploite des structures déjà présentes (AIB " aux mains des milices chi'ites et sous les canons du Parti Socialiste Progressiste druze " et cinquième bassin du port de Beyrouth " aux mains des Forces Libanaises " réquisitionnés, autostrade de Jbail transformée en piste d'atterrissage par les FL, etc.), soit que l'on en construise de nouvelles (ports illégaux dans chaque crique propice, terminaux d'hydrocarbures, aéroport de Damour mis en place par l'armée israélienne en 1982 etc.) Le réseau routier lui même a connu un développement avec de multiples objectifs, qu'il s'agisse de désenclaver telle ou telle région : la «route Karamé» percée par les forces du PSP de Walid Joumblat, ou encore la voie rapide Antélias-Bikfaya tracée par les Gemayyel pour connecter rapidement leur fief au littoral. Cette urbanisation polycéphale a naturellement provoqué l'éclate ment des services. Ainsi, les banques, paralysées par les combats urbains et la coupure de la ville se sont concentrées à Dora, sur l'axe routier desservant l'Est et le Nord, entièrement en territoire Chrétien. Les grossistes sunnites du centre ville se sont éparpillés à Hamra, Mazra'a, Verdun, Mar Elias. Les souks traditionnels et les halles se sont redéployés : à l'Est, on assiste à un glissement entre Achrafieh d'abord, et Sinn el Fil ensuite (éloignement progressif par rapport aux lignes de front); à l'Ouest, le mouvement est plus complexe. Il s'agit plutôt d'un éclatement, très lié au contexte géopolitique instable de la zone. Enfin, les loisirs " eux-aussi " ont subi des modifications : un dédoublement s'opère, marquant la naissance d'un nouveau noyau, déjà évoqué : celui de Kaslik-Jounieh, pour le secteur Chrétien. On remarque donc, parallèlement à la destruction du centre ville et à l'effacement du symbole qu'il représentait, une multiplication des structures urbaines en périphérie. Qu'il s'agisse de services ou d'infras tructures, des dédoublements s'opèrent qui traduisent une nouvelle interprétation de la fonctionnalité des espaces. En effet, le référent n'est plus Beyrouth municipe, mais de nouvelles unités géopolitiques dont la cohérence ne repose que sur la stabilité et la puissance des noyaux miliciens qui en assument la charge. Les développements urbains de la ville de Beyrouth entre 1975 et 1991 ne sont donc pas seulement le fruit d'une logique d'offre et de demande de logements et de services, comme semblent l'illustrer a priori les mouvements de population fuyant les combats. L'emprise d'idéologies miliciennes dans le développement urbain Le principe de l'exclusion régit les nouveaux espaces constitués. Ces derniers se structurent les uns en opposition au autres, de façon introvertie, mais sans que puisse émerger une nouvelle forme de centralité. La carte analytique illustrant les «Migrations intra-banlieues après 1978» montre bien comment les mouvements de population s'orientent dès lors de façon quasi exclusive vers l'une ou l'autre des deux grandes zones, selon l'origine géographique des migrants, mais aussi les mouvements devenus endogènes à ces zones. En effet, il devient vite inconcevable d'envisager des mouvements alternatifs quotidiens à travers la «Ligne verte», dans la mesure où la perméabilité de celle-ci n'est en rien garantie. Les mouvements de population après 1978 confirment donc l'effacement du centre ville comme principe d'organisation de l'urbain. Beyrouth devient dès lors une «ville scindée en deux périphéries», sans aucune relation positive au centre. Voici comment Jad Tabet décrit la nouvelle urbanisation à l'Est: «Tissu informe, répétitif et monotone, grisaille sans centre et sans noeuds, où les interstices laissés par une croissance sans vides sont comblés par les centres commerciaux, les supermarchés, les salles de jeux ou les centres balnéaires. Lieux de l'anti-mémoire : non seulement par l'absence de noeuds, de signaux et de repères, mais surtout par l'indistinction, par l'absence de limites». Pourtant, sous cette absence de repères clairs, de signes traditionnels de la ville, comme le centre, ses prolongements, les faubourgs, ne signifie pas l'absence de tous repères. En effet, l'urbanisation à Beyrouth est bien le fruit d'idéologies miliciennes, comme le montre M. F. Davie. La périphérie est dès lors le lieu majeur d'affrontement non pas d'armées dans une logique militaire, mais de milices dans une logique idéologique. L'enjeu n'est ainsi pas une domination de type militaire sur un territoire, mais la victoire d'une idéologie sur une autre. Or les idéologies en présence sont fondamentalement rurales, en ce sens qu'elles manifestent une absence totale de culture urbaine, et en particulier un mépris total pour la logique de coexistence pacifique entre communautés. Beyrouth est dépossédée en tant que centre d'émission de la citadinité comme forme d'intégration économique et politique à la ville. L'échec réciproque de contrôle de la ville et de ses richesses, source de pouvoir économique et politique, a des conséquences sur l'urbanisation du littoral, celui-ci devenant l'espace de remplacement du centre ville. L'urbanisation du littoral est la marque de nouveau espaces idéologiques, coeurs de territoires idéologiques. Ainsi, on a vu que l'activité bancaire s'est déplacée du centre vers Dora, sur l'axe reliant l'Est au Nord. Or ce mouvement n'avait pas seulement pour but de fuir la zone des combats. La concentration des banques en un point a permis d'assurer la pérennité du contrôle économique par les financiers libanais, majoritairement chrétiens et sympathisants de l'idéologie économique libérale prônée par les milices chrétiennes, contrairement à celles avancées par les milices nationales ou arabistes. Il est découlé de cette position avantageuse des transferts de capitaux en provenance des autres agences, notamment lors des migrations ou des envois des émigrés. Cet afflux était en outre couplé à un apport démographique quantitativement et qualitativement satis faisant (main d'oeuvre qualifiée et homogène confessionellement). Une partie des capitaux dégagés " certains licites, d'autres d'origine plus douteuse " a été investie dans l'immobilier, dans des secteurs potentiellement porteurs (éloignés des zones de combats) : Jounieh et Kaslik son des illustrations parfaites de ce phénomène. Beyrouth est peu à peu délaissée par les milices chrétiennes, ces dernières disposant d'espaces économique de rechange. La ville n'était pas un lieu à protéger dans la mesure où sa destruction ne gênait pas le fonctionnement de l'espace idéologique. Le repli s'est opéré autour des secteurs privilégiés par l'activité économique et idéologique. Ainsi, c'est à Jounieh que se situent les principaux émetteurs de télévision et de radio chrétiens. C'est aussi à quelques kilomètres au sud de Jounieh que se situe la principale source d'approvisionnement électrique du secteur Chrétien : la centrale thermoélectrique de Zouk. Par contre, Beyrouth Ouest n'a pas vu éclore un tel système. La lisibilité de la ville disparaît vite, car les nombreuses milices en présence ne sont pas parvenues à former une entité idéologique monolithique, de par leur disparité idéologique et confessionnelle (les deux étant souvent liées). De plus, l'origine rurale de ces milices, plus marquée qu'à l'Est, leur absence de pratique des circuits économiques urbains, ralentit ou compromet toute véritable structuration économique de l'espace. On parle pour le Sud de la ville de «village de rechange», dans la mesure où les populations constitutives sont majoritairement issues des exodes liés aux invasions israéliennes de 1978 et 1982. Plus encore que les populations urbanisées avant la guerre, ces dernières ne peuvent en aucun cas développer de culture urbaine. Contrairement au phénomène enclenché dans la partie orientale de la ville, où des centres de remplacement, voire une ville entière de rechange ont vu le jour, la partie occidentale s'est en quelque sorte ruralisée, conservant quelques composantes urbaines vitales sans en développer de nouvelles. Certes, quelques opérations de spéculation immobilière ont eu lieu, mais seulement de façon ponctuelle, par îlots, au milieu des taudis, des squats et des constructions illégales. L'avantage spatial de se trouver dans la ville elle-même ne leur a paradoxalement pas permis d'accéder au centre : comme pour les maronites, les guerres que les milices ont menées à Beyrouth on détruit la source de richesses potentielles qu'elles pouvaient espérer en tirer. «La périphérie occupant le centre est restée périphérique», d'autant plus que les Chi'ites n'avaient de continuité territoriale ni avec leurs fiefs du Sud (séparés par les Druzes), ni avec la Bekaa (séparés par les Maronites). La population sunnite de Beyrouth, urbaine de longue date, était privée de ses lieux de pouvoir économique : le port et le centre ville. Elle est progressivement envahie dans son territoire par les réfugiés chi'ites. La population sunnite abandonne alors un certain nombre de quartiers (Ras Beyrouth, Mazra'a, Mar Elias etc.) pour se concentrer dans deux points principaux : Verdun et Tallat Khayyat. D'autres préféreront s'installer à Tripoli ou à Saïda, bastions sunnites s'il en est. La réalité géopolitique n'en demeure pas moins, pour les Sunnites, particulièrement désavantageuse : noyés dans une marée chi'ite, ils sont en outre coupés de leurs fiefs extérieurs par le secteur Chrétien et le Chouf (druze). L'émergence d'un centre sunnite est donc dès le départ compromise. Dans ces trois cas, il s'en est suivi une urbanisation en grappes du littoral, plus l'expression de son compartimentage en territoires idéologiques qu'une extension «classique» de la ville. chaque espace idéologique, quadrillé par des milices différentes, avait nécessairement une expression urbaine particulière sur le terrain; chaque idéologie sécrétait une ville différente. Ainsi, le secteur Chrétien, contrôlé par les Forces Libanaises, se constituait en territoire progressivement autonome par rapport au reste du Liban. Toutes les administrations de l'Etat étaient dédoublées, la vie économique était aux mains de compagnies créées de toutes pièces par cette même milice, par des sympathisants ou fortement contrôlées par la «Caisse nationale», embryon de Ministère des finances. La continuité territoriale des banlieues de Beyrouth Est autorisait l'étalement des centres de remplacement. Le port de Jounieh était le centre de l'activité commerciale, de la propagande, de soins hospitaliers. L'autoroute littorale (autostrade) permettait un accès continu à tous ces services, le dispositif étant complété, comme nous l'avons vu, par un capital immobilier dense. De plus, l'électricité de la centrale de Zouk et l'usine de traitement d'eau de Dbayeh (très endommagée en 1989-90), ainsi qu'un relais satellite contribuaient à faire de ce secteur une entité relativement autonome. D'autres projets " avortés " devaient sceller cette autonomie, comme l'aéroport de Jbail (sur une section d'autoroute) ou encore un nouveau port. mais par dessus tout, il est à noter que cet ensemble était parfaitement quadrillé, idéologiquement et militairement, par une milice entraînée et motivée. Par contre, le territoire chi'ite de Beyrouth ne pouvait se permettre une telle extensions territoriale. L'urbanisation sur le littoral se limitait à un étalement de constructions illégales, notamment autour de l'aéroport, et à une jetée à Ouza'ï, pour les besoins du commerce local. Le territoire druze, quoique pourvu d'avantages certains, n'a pas su dégager un véritable centre. En effet, malgré la continuité territoriale, l'homogénéité confessionnelle, aucune des villes du Chouf n'est parvenue à accumuler des fonctions capables de contrebalancer Beyrouth comme l'a fait Jounieh au Nord par exemple. On peut trouver plusieurs explications à cela : la première, c'est l'absence de continuité entre Beyrouth et le Chouf, qui de fait ne peut pas bénéficier des ressources de la capitale. Ensuite, il faut noter la modestie des villes druzes, d'autant que l'exode des Chrétiens du Chouf s'est accompagné de la destruction, par le PSP, des riches centres touristiques dont ils avaient la gestion sur la route de Damas (Aley, Sofar etc.). Enfin, ni l'aéroport de Damour (construit par Tsaal), ni la centrale électrique de Jiyyé ne pourront être utilisés. Mais par-dessus tout, c'est probablement la faiblesse numéraire des Druzes qui explique le faible développement du Chouf comme alternative véritable à la capitale. Il est donc notable de voir que du principe de division né de l'application des thèses miliciennes n'émerge pas de nouvelle centralité. Si cette affirmation frise l'évidence pour un secteur occidental éclaté, ou pour un secteur druze trop isolé, il n'en est pour autant pas de même pour le secteur Est. En effet, comme nous l'avons vus plus haut, Beyrouth Est et son extension au Nord se développe dans le sens d'une autonomisation toujours plus grande vis-à-vis de Beyrouth municipe, vis-à-vis de la centralité traditionnelle relative au centre ville. Néanmoins, l'apparition d'une nouvelle forme de centralité encore difficile à entériner. Il faut en effet se demander si le secteur Est a été en mesure de produire une nouvelle forme de centralité, ou au pire, de s'approprier la centralité étatique. On serait tenté de prétendre que la période de domination maronite suivant l'invasion israélienne de 1982 correspond à une confusion relative entre la centralité étatique (déplacée) et une milice. La deuxième Présidence Gemmayel correspond à un renforcement du rôle du Parti Phalangiste dans le pouvoir d'Etat, donc à l'emprise d'une milice puissante sur les rouages de l'Etat. On assiste donc à la constitution d'une forme de centralité relative, autour du pôle kesrouanais de développement urbain, celui de Kaslik-Jounieh, comme illustré plus haut. Pourtant, aucun centre véritable de voit le jour. Si domination forte il y a, elle ne se traduit pas dans l'urbain par la recherche d'une cohérence globale, d'autres priorités s'imposant. On revient donc à cette polycéphalie caractéristique du «Strip» oriental : l'urbanisation s'organise autour de l'autostrade par segments. L'incapacité pour les différentes «autorités» de gérer toute forme de pluralité conduit à cette urbanisation segmentaire, comme l'explique Nabil Beyhum : la violence prend le pas sur la négociation, ce qui conduit à substituer la division à la négociation d'un compromis. Les lieux du compromis, de l'échange, de la pluralité, ne peuvent éclore. Or ces lieux, ces espaces publics, sont traditionnellement les émanations d'un centre, que l'on se place aux niveaux politique, économique, culturel ou militaire. En fait, c'est l'incapacité des milices à gérer la pluralité, une coexistence pacifique, qui explique l'éclatement à l'Est à la fin des années 1980. L'accumulation segmentaire se subsitue donc au principe d'intégration. Conclusion A travers la perte de sa centralité urbaine "la perte de la culture urbaine, l'évacuation de la question de la citadinité, l'occultation de la référence au centre, parallèlement à la constitution de deux périphéries segmentaires", et faute d'avoir su gérer ses évolutions internes, la ville de Beyrouth a éclaté. Comme on l'a vu, il est possible d'éclairer les causes de cette chute. Mais ce qui ressort, en dernière analyse, c'est que le coupable n'est pas unique. La culpabilité est partagée. Les renoncements ont été aussi destructeurs que les marques d'arrogance. Les armes ont fait autant de dégâts que l'argent, d'un côté comme de l'autre. La ville de Beyrouth a été malade, malade de n'avoir su se regarder en face. Le nécessaire dialogue (la citadinité) a été oublié, puis nié. Les Beyrouthins ont dû désapprendre à se parler, faute d'avoir su se métamorphoser. Ultime paradoxe, le pays de l'accueil, comme on se plaît encore à le qualifier, à travers sa capitale, n'a su accueillir les siens. En 1991, le conflit étouffé laisse derrière lui les cendres fumantes de la ville de Beyrouth. Lacérée, trahie, violée, meurtrie, mais pas effacée. La métaphore du Condor ne saurait pourtant illustrer l'avenir proche ou imaginé de la capitale, par le biais de son centre. C'est ce coeur brûlé que l'on veut reconstruire. Mais les libanais, et en particulier les habitants de Beyrouth sont-ils prêts à réinventer une citadinité ? Ou encore, l'Etat est-il capable de prendre en main cette réinvention ? Les évolutions récentes montrent qu'il a la prétention d'initier ce que personne n'avait osé faire : ouvrir la voie du centre. Tableau 2 : Dispersion et/ou paralysie des fonctions urbaines de Beyrouth |
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CHAPITRE II | |||
Au printemps 1991, une rumeur persistante s'empara de Beyrouth. Eclose spontanément, venue de nulle part, elle disait que les chiens étaient sortis du centre détruit par la guerre et avaient envahi les quartiers qui en avaient jusque là été préservés. L'explication avancée prétend que l'on aurait dérangé les chiens en pénétrant de nouveau dans le centre, abandonné à son sort depuis quinze ans. Les bulldozers rouvrant l'accès physique au centre-ville (dégagement des voies bloquées par des monticules de terre ou des containers) et les badauds nostalgiques auraient remis en cause la souveraineté des chiens sur ce territoire alors en friche. La rumeur veut que ces chiens, habitués à manger les corps des victimes (militaires, miliciens) des combats, aient été troublés par l'arrivée de ces nouveaux venus, qu'il s'agisse des pelleteurs ou des promeneurs. Ayant pris goût à la chair humaine, ces chiens auraient alors entrepris de sortir du centre pour attaquer, la nuit, les passants isolés. De nombreux exemples illustrent d'ailleurs ces «attaques». Fruit de l'imaginaire populaire ou phénomène fondé, cet ensemble d'événements entraîna des réactions diverses. Tout d'abord, les autorités, suivant en cela nombre d'organes de presse, démentirent la rumeur. Pourtant, cela ne suffit pas à l'étouffer. Les pouvoirs publics entreprirent alors une action d'envergure pour décimer la population canine du centre-ville. En une nuit, 41 chiens furent massacrés par la police. Les coups de feu retentirent à nouveau dans le centre, mais pour le purger du mal cette fois-ci. L'opération se poursuivit les jours suivant, tuant peu à peu la rumeur. Mais outre l'aspect anecdotique du passage d'une rumeur publique à l'action collective, il convient de souligner quelques éléments caractéristiques de ce construit de l'imaginaire collectif. En premier lieu, on constate que ce type de rumeur est quasiment chronique à Beyrouth : à chaque trêve correspond son monstre du centre-ville; et invariablement se pose la question de la destruction de la bête. Dans ce cadre, il est important de constater que la rumeur illustre des situations de danger réel : si la circulation est redevenue possible, être seul reste toujours dangereux dans l'ancienne zone du centre-ville. Pourtant, ce soudain intérêt pour les chiens dont on avait admis la présence durant tout le conflit stimule l'imaginaire. Il est aussi douteux que la gent canine ait pu se nourrir des cadavres de miliciens dont la rumeur exagère sans doute le nombre. Mais ce qui est à noter, par-dessus tout, c'est que «Le lieu du danger est ouvertement identifié : c'est le centre-ville, lieu de tous les risques. Le coeur de la ville comme lieu de tous les cauchemars désigne à la ville son propre ensauvagement. C'est là, pour l'imaginaire urbain, que se repaissent les cannibales des milices, et c'est là qu'ils vont ressortir, dérangés par les premiers déblaiements et les première promenades. Lieu tabou, le centre-ville était en quelque sorte le lieu d'un équilibre virtuel de la ville divisée en territoires. Lieu violé, il devient la source du danger pour l'ensemble du système de l'urbain établi dans la guerre». Cette rumeur apparaît donc au moment où se pose à nouveau le problème du contact avec l'Autre. À travers la réouverture des voies d'accès au centre, on inaugure une nouvelle façon de gérer les rapports urbains, ou plutôt, une nouvelle chance de dialogue dans la ville s'offre aux Beyrouthins. Mais cette réouverture scelle aussi l'émergence d'un acteur quelque peu oublié, tant par la ville que par ses habitants : l'Etat. Le sauveur " celui qui a terrassé la bête " ressort grandi de son exploit. En faisant abattre les chiens, ce dernier a repris le devant de la scène beyrouthine. La symbolique de ce geste officiel " l'éradication des chiens-miliciens et la restauration de l'autorité de l'Etat sur le centre ville "traduit une apparente volonté, des autorités publiques, de s'investir dans l'avenir de la ville. Et même si les cadavres de chiens pourrirent dans les rues plusieurs semaines durant, l'Etat revendiquait symboliquement le contrôle de centre et, de ce fait, de l'intercommu nautaire. |
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CHAPITRE II I - La renaissance proclamée de la capitale libanaise |
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Très vite, après que les derniers coups de feu se sont tus, l'Etat du compromis de Taëf, l'Etat de la «réconciliation», réinvestit ses locaux, au centre et à la périphérie de Beyrouth, et proclame ses ambitions : réconcilier tous les Libanais dans un élan constructif, tant au niveau économique qu'au niveaux politique et social. Si la nécessité de reconstruire Beyrouth ne fait pas de doute dès 1990, il faut pourtant attendre 1993 pour qu'elle soit effective. La solution aux multiples problèmes matériels posés par la reconstruction est l'unique clé de recherche en matière de reconstruction. En effet, même si les débats ne tardent pas à fuser, et les différentes options à diverger, l'urgence de la reconstruction, communément admise, conduit de façon quasi consensuelle à se plier, au départ, au montage financier supposé le plus habile et, à moyen terme, le plus profitable. «Le projet de redéveloppement urbain le plus important des années 1990» est présenté de la façon suivante : «Beyrouth centre-ville : une ambition pour l'an 2000» L'émergence d'un projet d'action Le plan présenté en 1991 aux Libanais et accepté par le Parlement en 1992 n'est en rien une première. Il est en effet précédé (entre 1977 et 1987) de deux expériences. Beyrouth a en effet été sujet d'études lors de deux accalmies prometteuses, à savoir en 1977 et en 1986-87.
Les anciens projets de reconstruction Le premier date de 1977, alors que la guerre venait à peine de commencer. L'Atelier Parisien d'Urbanisme (APUR) fut chargé de planifier la reconstruction du centre-ville et ses projets furent prolongés par une équipe d'architectes libanais. Le projet visait à protéger le patrimoine de la ville, et surtout les parties historiques de son centre, tout en prêtant une attention particulière aux espace publics qu'il s'agissait de développer. Il ne touchait ni à la forme des propriétés, ni aux éléments les plus significatifs de la trame des voies de circulation, ni aux places publiques symboliques, tout en proposant différents aménagements. C'est en ce sens que l'on parle de ce plan comme d'un projet conservateur, dans la mesure où il ne remet pas fondamentalement en cause les grands traits du centre, pas plus qu'il n'intègre la périphérie au centre. Le plan sera adopté par les autorités, mais jamais mis en place. Le second projet de reconstruction fut proposé en 1986-87 par l'Institut d'Aménagement de la Région Ile-de-France et, lui, était consacré au Grand Beyrouth. Il prétendait intégrer les nouvelles données du tissu urbain, prenant acte des destruction, tant en périphérie qu'au centre, et des nouveaux pôles de croissance. C'est la raison pour laquelle on parle pour ce projet de plan de rééquilibrage. Mais c'est aussi un projet intégrateur, dans la mesure où il visait à dresser un réseau hiérarchisé de centralités avec l'ancien centre-ville en tête, et à organiser un réseau de voies de circulation à la mesure des besoins. L'option majeure de ce projet est qu'il visait à l'intégration autour de pôles de croissance. Néanmoins, on critiquera abondamment le fait que son pragmatisme avait tendance à servir les thèses miliciennes en entérinant la multipolarisation de l'espace urbain, sans pour autant redonner vie au centre-ville. En d'autres termes, les pôles de croissance définis n'étaient que très faiblement fonctionnalisés et la dénégation de facto du centre-ville permettait de mettre en doute sa position dominante dans une éventuelle hiérarchie de centralités dans une chaîne construite. Néanmoins, ce projet n'aura pas lui non plus sa chance. Il sera vite oublié, comme son prédécesseur, avec la reprise des combats. En 1990, on enterra le premier projet parce qu'il correspondait essentiellement à la volonté de respecter et de réinstaller l'ancienne population du centre-ville " artisans, commerçants et usagers " dans son cadre de vie antérieur, alors que les 17 ans de guerre s'étaient soldés par la destruction de ce mode de vie, de sa culture de tolérance communautaire, de ses activités économiques spécifiques. Les rapports de force politiques avaient changé ; les vieux citadins étaient désormais réduits à la portion congrue. Le second projet, bien que concernant la ville dans son ensemble, perdait de sa pertinence, du fait du décalage entre les rapports de force qui avaient présidé à sa formulation et la situation de 1990. Son obsession " le rééquilibrage Est-Ouest " n'avait plus lieu d'être, ou du moins pas dans les mêmes termes. Cette obsession avait conduit l'IAURIF à faire l'impasse sur des lieux tels que la ligne de démarcation ou même l'ex-«ceinture de misère» comme centres d'émission dans le système de centralité qui était instauré. À l'évidence, les rapports de force dominants au début des années 1990 consacraient l'obsolescence des principes fondateurs des projets de l'APUR et de l'IAURIF. La nouvelle formulation de la reconstruction : Fin 1990, année du retour de la paix au Liban et du début de la restauration de l'autorité de l'Etat, un bureau d'ingénierie libanais installé au Caire (Dar al Handassah Consultants, le plus important bureau d'études du Moyen-Orient) conduit une étude restée d'abord confidentielle, portant essentiellement sur le centre-ville de Beyrouth. Supervisée par le Conseil du Développement et de la Reconstruction (CDR), cette étude est financée par le mécène libanais Rafiq Hariri " à la tête d'un empire comptant notamment le géant des travaux publics arabe OGER ", devenu président du Conseil en novembre 1992. En 1991, le CDR demande au bureau d'ingénierie de mettre au point un schéma directeur pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth à partir de l'étude proposée. Ce schéma est approuvé par le gouvernement libanais en octobre 1992. Les choix proposés par Dar al Handassah traduisent une volonté de concentrer les fonctions politiques et économiques, les administrations de l'Etat et les lieux de luxe, dans le centre-ville. Pourtant, on a vu précédemment que l'histoire du centre-ville n'était pas exclusivement centrifuge. En d'autres termes, Beyrouth avait déjà perdu, avant 1975, son rôle exclusif d'émission. Partant du projet de l'APUR, Dar al Handassah, assistée d'un des architectes du projet de 1977 " Henri Eddé " prend acte des dégâts causés par le conflit dans la zone définie par l'APUR et propose un dépassement des surfaces du centre par la constitution d'un remblais dans la mer avec les débris du centre-ville nettoyé. Mais par-dessus tout, c'est à un projet monumentaliste et outrageusement moderniste que l'on a affaire : «Le jet d'eau fut rapporté de Genève, la voie large des Champs-Elysées, les canaux, de Venise bien entendu, en somme, de toutes les villes où les Libanais ayant fui la guerre s'étaient réfugiés [sic]». On prétend faire du centre-ville un nouvel élément moteur, lequel drainerait l'activité économique renaissante : «Ce projet ambitieux et novateur, insistant sur la régénération du centre-ville pour créer une dynamique d'entraînement pour l'ensemble du développement du pays présente de nombreux avantages» pouvait-on lire dans un article de Sawsan Awada Jalu. Les investissements nécessaires doivent être puisés dans le secteur privé, ce qui impose aux concepteurs une attractivité particulièrement travaillée : le projet doit promettre des rendements très élevés. L'organisation de tous les éléments fiscaux et légaux est précisée dans la loi instituant le principe de la société foncière unique. Du plan à la mise en oeuvre Les propositions d'aménagement initiales du plan Dar al Handassah pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth adoptent des solutions radicales dans trois grandes directions :
Bien entendu, l'ensemble de ces objectifs, pour être atteints, supposent un montage financier et légal particulièrement performant, comme nous l'avons évoqué plus haut. Face aux contraintes lourdes posées par la gestion de la reconstruction du centre-ville, la société SOLIDERE constitue une solution attractive, tant pour les ayants-droits que pour les investisseurs potentiels. Un montage financier et légal innovant C'est ainsi que le présente le responsable du projet dans Le Monde : «Le montage financier imaginé pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, associant les anciens propriétaires et locataires des lieux à de nouveaux investisseurs, constitue une innovation. Il permet à l'Etat de garder le contrôle de l'opération sans débourser un sou». Il faut en effet savoir que les contraintes pesant sur la réalisation d'un projet de reconstruction du centre-ville sont grandes. Elles sont présentées dans un article du même auteur. Leur énumération est particulièrement parlante :
De fait, en juillet 1991 est annoncé à grands renforts de publicité la reconstruction de Beyrouth par le projet d'une Société foncière unique, sans avoir recours à l'Etat. Le capital de SOLIDERE est composé des apports fonciers (environ 1650 parcelles) des titulaires de droits immobiliers du centre-ville (propriétaires, locataires ou exploitants), ainsi que des apports financiers des investisseurs dans le projet. La valeur des parcelles est déterminée par une Commission supérieure d'évaluation, dont les membres sont nommés par l'Etat : elle porte la valeur du patrimoine foncier du centre-ville à 1,170,000,000 de dollars US.
Il existe deux catégories d'actions :
Ces actions, émises à une valeur nominative de 100 dollars US ne peuvent être échangées qu'entre membres des catégories définies par la loi de décembre 1991 (n° 117), à savoir (par ordre de priorité) :
Il faut aussi noter que les actions de SOLIDERE se distinguent des actions d'autres sociétés obéissant au code du Commerce libanais par sept particularités. En premier lieu, les actionnaires de type A ont priorité sur tous les autres investisseurs dans la souscription aux actions de type B dans la société. Deuxièmement, les actions de SOLIDERE sont libellées en dollars US (la stabilité de la livre libanaise n'étant pas assurée lors de la souscription). Il est ensuite précisé que les apports en numéraire (type B) ne sauraient dépasser en valeur les apports en nature (type A). En outre, nulle personne physique n'est autorisée à détenir directement ou indirectement plus de 10% du capital de SOLIDERE (actions A et B). Cette disposition a pour but de prévenir tout prise de contrôle par une institution ou une personne de la société. Les actions de SOLIDERE peuvent être introduites immédiatement à la bourse de Beyrouth, alors que les dispositions légales ne l'autorisent pour d'autres actions qu'après trois exercices sociaux. Cette dernière mesure est évidemment destinée à favoriser l'investissement dans SOLIDERE en ouvrant la voie à une forme de rentabilité d'ordre spéculatif. Enfin, deux dispositions assurent SOLIDERE et ses actionnaires de garanties fiscales spécifiques : la société est ainsi exemptée de toutes charges d'enregistrement, notariales ou au tribunal de commerce. Elle est en outre exemptée de toutes taxes sur le capital et de l'impôt sur les bénéfices jusqu'en 2 001. Les actionnaires, eux, bénéficient d'une exemption d'impôts sur les dividendes, ainsi que sur les plus-values réalisées lors de la cession d'actions. C'est dans ce cadre légal et financier que les promoteurs du projet entendent reconstruire Beyrouth, faisant de ce plan une entreprise attractive dotée de nombreux avantages, au nombre desquels :
Des réactions publiques mitigées La réponse de la population beyrouthine à la souscription lancée par SOLIDERE ne laisse pas de doutes : 926 millions de dollars ont été souscrits entre le 1er novembre 1993 et le 10 janvier 1994, date de clôture de la souscription, soit près de 300 millions de plus que le montant requis. On compte un grand nombre de petits (environ $1,000) et moyens (environ $10,000) souscripteurs. Pourtant, la participation à un débat fondateur n'a pas été autant remarquée. Faut-il alors penser que ces dizaines de milliers de souscripteurs se sont lancés dans le projet comme dans une «bonne affaire» ? Ou encore, faut-il voir dans cette ruée une réelle volonté d'avancer plus loin dans une paix probable "une forme d'investissement financier dans la paix ?" Pourtant, SOLIDERE n'est pas aussi consensuelle que l'enthousiasme de ses souscripteurs en numéraire pourraient le montrer. En effet, plusieurs initiatives de spécialistes des problèmes urbains ont vu le jour depuis 1990. Ainsi, dès novembre 1990, un «Observatoire de la Reconstruction de Beyrouth» (ORB) était formé. Composé essentielle ment de sociologues, d'architectes, d'urbanistes et d'économistes, celui-ci s'était fixé pour objectif de suivre les projets de reconstruction et d'affirmer «les thèses pour une reconstruction graduelle, un respect du patrimoine et des populations, la nécessité de tenir compte du cadre global avant de privilégier des segments, une insistance sur la participation de tous à un processus qu'il s'agit de planifier en tenant compte du facteur temps et du réalisme économique et politique nécessaire dans ce genre de projets». Au printemps 1992, un ouvrage collectif mené sous la direction de l'équipe de l'Observatoire en question, et intitulé Reconstruire Beyrouth, les paris sur le possible était présenté au public à Beyrouth en présence d'une dizaine d'auteurs et des médias. Toujours à l'instigation de l'Observatoire de la Reconstruction, un colloque se tint à Londres en avril 1992 avec le «Centre for Lebanese Studies», en présence d'une quarantaine d'hommes d'affaires libanais et d'urbanistes européens, en particulier italiens et anglais, ainsi qu'un représentant du projet contesté. L'Urban Research Institute (URI) a organisé un colloque fin mai 1992, dont le thème était Beyrouth la mémoire, Beyrouth la population, Beyrouth l'avenir. Projets d'aménagement et intérêts publics. Y étaient présents, entre autres, le directeur général de l'urbanisme au ministère des Travaux publics, l'architecte en chef du projet controversé pour la reconstruction du centre-ville, des économistes de la Banque centrale. Un comité de suivi multidisciplinaire a été constitué à l'issue du colloque, largement couvert par les médias, et regroupant plusieurs anciens ministres et le précédent président de l'Ordre des architectes. Enfin, un «livre blanc» intitulé La reconstruction du centre-ville ou l'opportunité perdue, rédigé par une équipe de dix personnes (cinq architectes-urbanistes, trois économistes, un sociologue et un juriste), est paru en novembre 1992. Il présente les différents projets de reconstruction proposés depuis 1977, ainsi que les étapes d'élaboration du projet actuel. Passant en revue les aspects économiques, financiers, sociaux et architecturaux du schéma directeur proposé et de la société foncière, il émet des critiques constructives et aboutit à l'exposé d'une alternative au projet pour la reconstruction du centre-ville mettant en valeur le rôle de l'Etat: établissement d'un plan d'aménagement du territoire, programmation des investissements publics, intervention directe des institutions publiques dans la politique foncière... Parallèlement aux équipes de spécialistes, les propriétaires, les locataires et les exploitants du centre-ville se sont regroupèrent en associations. Ils ont exprimèrent leur crainte, quelquefois de façon virulente, face à un projet d'envergure confié à une société foncière privée dans laquelle ils avaient du mal à se reconnaître. Ils ne semblaient pas pouvoir se résigner à recevoir un papier en échange de leur bien ou de leur droit, dans un pays où une Bourse digne de ce nom n'a jamais existé. Dans le même temps, paraissaient différents articles approuvant ou contestant le projet proposé pour le centre-ville, ou simplement exprimant des états d'âmes devant la disparition d'un passé à jamais révolu. Mais ces articles ne sortaient jamais du cadre étroit des pages culturelles des journaux. La presse s'est révélée incapable de transporter le débat à un niveau social et politique, comme elle n'a cessé pourtant de le faire pour le moindre événement durant les années de guerre. Ce débat public n'était pas populaire. L'imaginaire populaire était fasciné et flatté par les belles perspectives d'un centre-ville d'affaires ultramoderne. Les énormes moyens privés ainsi offerts permettraient de rattraper le retard dû aux années de guerre, d'effacer le passé de violence et d'humiliation, et de refaire de Beyrouth la plaque tournante de la région, telle qu'elle était jusqu'en 1975. Cet imaginaire-là acceptait mal les critiques d'ordre politique, économique, sociologique ou même esthétique, que produisaient les spécialistes. Soulagée par la fin de la violence guerrière, écrasée par un sentiment de grande lassitude, la population exprimait ainsi le désir de ne pas aborder les questions de fond posées par l'après-guerre.
Conclusion Parler pour le projet SOLIDERE, et en particulier pour les réactions qu'il suscita, de «renaissance de la société civile», comme le fait Sawsan Awada Jalu, nous paraît quelque peu exagéré. Tout au plus le montage légal et financier aura-t-il mobilisé d'une part des spécialistes de l'analyse urbaine ou quelques nostalgiques de la Beyrouth du passé, et d'autre part quelques revendications catégorielles d'ayants-droits s'estimant spoliés. Néanmoins, si la société civile reste encore à notre avis, sur le sujet, bien immature, les quelques sources de critiques ont eu un effet, si ce n'est sur le cours de l'histoire de la ville de Beyrouth, qui semble leur échapper, du moins sur l'analyse extérieure qui en est faite. Ainsi, après n'avoir tari d'éloges, pendant deux ans, sur l'habileté du montage et la finesse de son instigateur, Le Monde, suivi en cela par Libération, opérait un tournant radical, par l'intermédiaire de son correspondant. En effet, il faut attendre 1994 pour pouvoir lire des critiques véritables en dehors du Liban. D'un montage habile, astucieux, on glisse sensiblement vers la dénonciation d'éventuelles dérives. Faute de pouvoir parvenir à des solutions sur place, des auteurs comme Jad Tabet propagent la critique ici et là, provoquant des réactions en chaîne. Progressivement, la plupart des hebdomadaires d'information publient leur dossier sur la reconstruction (plus ou moins controversée) de Beyrouth. Les magazines spécialisés ne sont pas en reste, notamment les revues Urbanisme ou L'Architecture d'Aujourd'hui. Tout ceci contribue à former un ensemble de critiques de plusieurs ordres, qu'il convient maintenant d'évoquer.
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CHAPITRE II II - Beyrouth au coeur des débats |
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Avant de tenter de mettre en lumière les différents niveaux de critique sur les perpectives de la reconstruction en cours, il convient de mettre en place des éléments de classification. En effet, Nabil Beyhum - comme nous l'avons vu en introduction - dressait en fin 1990 une série de trois «idéal-types» pour interpréter une éventuelle reconstruction. Il peut ainsi s'agir en premier lieu d'une «reconstruction comme nostalgie d'un passé originel magnifié», pour reprendre les termes employés par Nabil Beyhum. Or la ville n'est plus ce qu'elle était. Son environnement a changé, et elle doit s'y adapter. On est tenu d'attendre de cet type de reconstruction qu'il prenne acte des impasses du passé, les mêmes impasses qui conduisirent aux déséquilibres d'avant-guerre. On peut aussi voir dans la reconstruction une tentative de dépassement de la crise des machines de guerre. Elle marquerait le maintien du déchirement de la société urbaine en îlots isolés et la réduction volontaire de la circulation et de la mobilité dans l'espace urbain. Enfin, la reconstruction peut être envisagée comme «table rase». Cette conception est celle d'une modernisation autoritaire. Faute de pouvoir concevoir un contenu social, elle impose un contenant physique. Dans ce cadre, le contrôle de l'espace public, perdu par les milices, est de nouveau en jeu. Il s'agit ici pour l'autorité d'en revendiquer le monopole, et d'affirmer ce monopole dans l'espace : «reconstruire la ville pour en devenir roi». Telle pourrait être la troisième orientation de la reconstruction. Cette classification, dans tout ce qu'elle a de radical, ne permet certes pas d'éclairer de façon tranchée le projet SOLIDERE ou les critiques qui en sont faites. On serait tenté de classer ce plan dans l'une des ces catégories, en négligeant les autres, par souci de simplification. Or à tous les stades de la critique, on retrouve des points renvoyant à l'un de ces trois idéal-types. Faut-il donc supposer que le projet de reconstruction à l'oeuvre dans la capitale libanaise emprunte aux trois catégories isolées par Nabil Beyhum ? Qu'il s'agisse de risques d'ordre politique et social, et en particulier communautaires, ou de risques liés à la forme privée du projet de reconstruction, l'analyse des principales critiques renvoie aux idéal-types de Nabil Beyhum. Les risques de dérives communautaire sont frappants dans la mesure où une fois encore, ils s'inscrivent sur les plans même du schéma directeur : une fois encore, un renoncement s'inscrit en lieu et place d'une politique volontariste de réconciliation des communautés dans l'urbain. Les risques d'un maintien de l'ordre communautaire Un certain nombre d'éléments de la politique actuelle du gouvernement libanais, notamment par le biais du CDR, laissent supposer que la réconciliation nationale risque de demeurer à l'état de projet. En effet, on ne voit pas à ce jour émerger l'idée d'un véritable espace public, de lieu du conflit pacifié. De nouvelles questions émergent, notamment sur la portée sociale de la reconstruction. Que reconstruit-on ? S'agit-il du lien social rompu, violé et enterré pendant quinze années de conflit ? Ou bien doit-on s'attendre à voir naître une nouvelle bête, un nouveau monstre, du centre-ville ? En d'autres termes, le projet SOLIDERE ouvre la voie à de nombreuses inquiétudes quant à sa nature. Si au départ on lui reprochait de ne pas pécher par défaut, notamment pour ce qui est de sa prétention à s'imposer comme un tout, demeurent néanmoins des espaces obscurs qu'il convient de mettre ici en lumière. En effet, à court et moyen terme, le projet ne fait aucunement état d'une portée à l'échelle de l'agglomération. De fait, on est en droit de se demander s'il s'agit là de la manifestation d'une définition d'ordre économique des priorités, ou bien d'une définition d'ordre politique ? Dans les deux cas, il semblerait que l'issue soit encore une fois celle d'une division perpétuée de la capitale libanaise, autour d'un centre neutralisé.
La neutralisation du centre Ce qui transparaît à première vue dans le schéma défini par SOLIDERE, c'est la priorité évidente donnée au centre-ville. La raison principale, telle qu'énoncée par le discours officiel, est le caractère symbolique de la zone d'entreprise. En effet " nous avons largement développé sur le sujet plus haut " quel autre objet que le centre aurait pu véhiculer avec force l'image d'une entente retrouvée ? La puissance du symbole est indéniable, et les brochures de SOLIDERE ou les articles élogieux publiés dans une certaine presse ne manquent à ce titre de mettre en valeur la portée sociale, sur le plan national, de l'action de la société dans la réconciliation. La «nostalgie d'un passé originel magnifié» pourrait donc s'avérer être un fondement de cette entreprise, ou tout au moins de la légitimité qu'elle a su attirer. Pourtant, on ne peut écarter, avec le recul, le souvenir d'un centre détruit, neutralisé, pour ce qu'il représentait. On ne peut oublier la formidable mise à l'écart de toute idée de synthèse, de partage, d'échange, qui présida à la destinée du Liban sous l'ordre milicien pour croire naïvement à la renaissance d'un ordre communautaire pacifié à travers la reconstruction du symbole de la tolérance et de la mixité. En effet, quel centre reconstruit-on ? En fait, l'empressement à effacer les signes de la division, et l'insistance sur la reconstruction d'un pôle ultramoderne de loisirs, d'activités du secteur tertiaire etc., correspond à l'évidence à un souci de neutralité. Mais cette neutralité ne s'oppose-t-elle pas au principe même de ce centre complexe qui caractérisait la capitale libanaise avant le conflit ? On assiste donc à l'émergence d'un espace neutre, marqué par un style architectural très particulier, sur la base de «clins d'oeil» historiques. Avec la destruction de près de 80% du bâti ancien dans la zone de reconstruction (conservation des bâtiments historiques et des lieux de culte), et la réorganisation de l'ensemble du tissu urbain du vieux centre (à l'exception de la Place de l'Etoile), la démarche traduit ici une volonté de recommencement absolu, «une entreprise de refondation urbaine qui a pour ambition d'assurer, à travers le réaménagement du centre, la transformation radicale de l'espace et du temps de l'ensemble de la ville». Pour prolonger la pensée de Jad Tabet, il s'agit alors de dépasser la crise traversée par Beyrouth durant la guerre pour rétablir, sur des bases «saines», l'ordre, l'harmonie, la discipline. Le fantasme politique d'un centre épuré, nettoyé, rend les perspectives de reconstruction, au niveau du patrimoine, plus menaçantes que la guerre elle-même. La définition d'un style national, d'une vision nouvelle de la modernité, ne tolère pas d'obstacles. Or dans ce cadre, le bâti ancien est considéré comme un obstacle dans un principe de tabula rasa. Bien entendu, il ne s'agit pas de nier un passé architectural d'une richesse consensuellement reconnue. Il s'agit de recréer, dans des conditions compatibles avec une certaine image de la modernité, les apparences du passé. Autrement dit, cela revient à assurer «un mélange harmonieux des styles traditionnels et modernes». Dès lors, la nature synthétique et synchronique du travail sur le bâti se limite à l'application de principes simplifiés sur un style platement moderne. Il suffira ainsi de couvrir les tours en béton et en verre de toitures rosées en tuiles mécaniques (de Marseille) pour exprimer une appartenance au style architectural local. Ou encore, le coffrage en série du traditionnel Mandaloun appliqué ici et là devrait rappeler astucieusement l'apparence charmante des maisons de pierre jaune rencontrées lors de périples dans les sites historiques. En d'autres termes, cette vision minimaliste de l'histoire architecturale, trouvant sa principale source de légitimité dans le traumatisme laissé par la guerre sur le bâti, «se réduit à la production d'images facilement repérables». La reconstruction se justifie alors par la destruction prétendue du passé architectural, tout en contribuant elle-même à le faire disparaître. «La vulgarité la plus criarde devient le lieu commun des architectes et la généralisation d'un historicisme éclectique sert de caution aux démolisseurs». L'exemple du premier projet de la reconstruction des vieux souks est particulièrement parlant : il s'agissait de reconstruire ces souks «à l'identique», non sans auparavant avoir réduit les restes des souks originaux à quelques mètres cubes de remblais dans la mer. L'évolution du projet ne trahit d'ailleurs pas l'esprit initial : «Les souks anciens qui ont été détruits avaient un caractère spécial de bazar oriental. SOLIDERE a pensé à lancer un concours pour la reconstruction de ces souks avec la même idée d'une zone piétonnière avec des placettes et des petits magasins qui sont l'apanage des villes orientales». L'entretien d'une nostalgie, et les clins d'oeil corrélatifs, participent de la création d'un «modèle libanais» de la reconstruction qui, selon Jad Tabet, se fond dans une démarche de redéfinition de l'identité libanaise. Pour reprendre son argumentation, l'esprit de cette reconstruction néglige le fait que la richesse culturelle libanaise «s'est constituée à travers le temps par la coexistence, la juxtaposition et l'articulation d'influences diverses et contradictoires». Or le modèle imposé tend à institutionnaliser un style uniforme et figé, ce qu'il appelle un «dénominateur commun stylistique», en passe de s'imposer partout. Selon l'architecte-urbaniste, cette tendance à nier l'articulation du patrimoine avec la modernité correspond à une dérive plus profonde : celle de s'enliser dans «la fausse conscience d'une médiocrité conservatrice». La voie d'un «équilibre à trouver entre préservation souhaitée mais qui ne doit pas enfermer Beyrouth dans une pure parodie de son passé, et les signes architecturaux d'une modernité, capables d'ouvrir cette ville sur son proche avenir», ne semble pas encore ouverte. Faire table rase du passé en se fondant sur le fantasme d'un passé idéalisé, instaurer un ordre nouveau qui ne laisse plus de place aux traces de complexité, de confusion dans la ville. La neutralisation culturelle, historique du centre faisant suite à sa destruction. Tel est peut-être le raisonnement qui sous-tend le discours de SOLIDERE. Mais parallèlement, l'impasse est faite, à court et moyen terme sur une éventuelle intégration de ce centre à un système plus large de l'urbain. Une décentration accentuée Quoique des études aient été lancées, les signes d'une prise en main, d'un gestion de l'agglomération beyrouthine comme un tout semblent en effet très marginaux. Tout au plus peut-on voir des travaux d'infrastructures, interrompus durant la guerre, reprendre leur cours. Le schéma directeur accompagnant le plan de SOLIDERE, outre les principes spécifiques associés au centre-ville, assure pourtant une accessibilité de ce dernier par tous les Beyrouthins. Or à ce jour, les problèmes de la périphérie, qu'il s'agisse du Nord, de l'Est, ou du Sud, ne sont pas posés. Ou du moins, pas dans des termes qui laissent supposer que l'on ait dépassé la crise traversée par la ville avant le conflit. Si de façon ponctuelle on semble relever des projets visant à corriger certaines imperfections du tissu urbain, aucune nouvelle cohérence d'ensemble n'est perceptible. Par exemple, surgissent des plans de réhabilitation/modernisation, en direction notamment de l'ancienne ceinture de misère : le site de la Quarantaine fait en effet l'objet d'un projet d'équipement en vue de la création d'une zone franche. Mais là encore, la perspective dominante n'est pas celle d'une mise en cohérence d'ensemble. Le choix du site n'est en effet pas innocent : dans le prolongement du port. C'est donc l'utilitarisme le plus pur qui a présidé à ce choix. Qualifié d'îlot, le nouveau centre " le centre-ville renaissant " reste isolé du reste de la ville, et ceci à plusieurs titres. En premier lieu, l'isolement physique se traduit par le fait qu'aucun axe nouveau, ni même d'extensions d'axes anciens, n'apparaissent en direction de cette zone. Certes, les plans prévoient un doublement des axes le desservant. Néanmoins, la ville reste coupée en deux, l'urgence étant donnée à la reconstruction de ce centre en tant que tel, et non en tant que point de passage obligé d'une zone à l'autre. En d'autres termes, le centre rouvert reste inaccessible la majeure partie du temps, dans la mesure où les accès périphériques sont sans cesse saturés. Mais outre ces problèmes d'ordre technique, un déséquilibre profond demeure. En effet, si le centre reste l'espace public à reconstruire, il ne constitue pas à lui seul ce qui divise. La carte 2 montre la rupture opérée par la ligne de démarcation dans l'espace de la ville. Or son sort reste cruellement absent des priorités. Un vide béant persiste toujours dans la ville qui rappelle, plus encore que le conflit, que la division perdure. Cette ligne de dévastation, de destruction, ce no man's land, sacrifié au profit d'un centre plus prometteur, s'érige peu à peu en nouveau territoire d'illégalité. A une ceinture de misère succéderait une ligne de misère, rappelant la distinction communautaire opérée de part et d'autre. La presse libanaise a d'ailleurs médiatisé à plusieurs reprises les critiques des riverains, profondément agacés par l'insalubrité croissante et la menace multiforme émanant de l'ancienne ligne verte, délaissée par les services publics et convoitée par les squatters. En projetant de tracer une avenue monumentale sur le site même de la place cosmopolite de Beyrouth " la Place des Martyrs " peut-être admet-on comme acquise, une fois pour toute, la division prolongée géographiquement au sud par la ligne verte. «Le tracé d'une perspective immense reprend le tracé de l'ancienne " ligne verte " et, que cela procède ou non d'un choix délibéré, consacre la division de la ville en territoires confessionnels». Sans pour autant adhérer aux idéologies de ségrégation qui justifiaient la division, ni les responsables politiques, ni les Beyrouthins eux-mêmes, ne semblent avoir remis en cause le principe de division qui demeure opérant. Mais encore, si le statu quo s'applique à la division Est-Ouest, il reste aussi valide pour les déformations apportées par l'urbanisme sauvage des années de guerre. Il n'est en effet aucunement question de prendre acte de la réalité physique de la ville dans les développements du centre-ville. Le retour d'une ville éclatée à une ville intégrée n'est pas envisagé sur le plan. Il est en effet admis par les promoteurs de SOLIDERE, suivis en cela par le CDR, qu'une fois le centre-ville reconstruit, le Grand Beyrouth se tournera naturellement dans sa direction. La fonctionna lisation se limite évidemment à la seule zone d'intérêt, c'est-à-dire le nouveau centre. Une fois encore, on entend y concentrer toutes les fonctions : touristique, bancaire, commerciale, politique (les unités décentrées en périphérie conservant leur position) etc. Pourtant, rien n'est prévu pour rendre ces fonctions accessibles. «On comptera environ 35 000 résidents dans le centre-ville reconstruit pour lequel, dès le départ, le système des utilisations mixtes résidentielles et commerciales a été adopté. On estime qu'il y aura également 110 000 individus qui s'y rendront pour leur travail et environ 400 000 personnes qui transiteront par le centre pour le shopping, l'accès aux bâtiments publics et les loisirs». Avec 40 000 places de stationnement prévues, et transports en commun évoqués par le passé renvoyés aux calendes grecques, il paraît évident que la saturation de ce nouveau centre est inévitable. Le principe de substitution qui soutenait les thèses ségrégationnistes miliciennes reste valide, dans la mesure où aucune tentative n'est faite d'insérer les pôles existants, tant à l'Est qu'à l'Ouest, dans une chaîne de centralité hiérarchisée, comme le préconisait Nabil Beyhum. On assiste à une dénégation des pôles existants, et particulièrement attractifs pour ce qui est des fonctions commerciales et de loisirs. Une logique de la concurrence entre le nouveau centre et les anciens pôles de dévelop pement communautaires semble l'emporter sur une quelconque organisation d'une complémentarité fonctionnelle. Il n'est donc pas exagéré de prétendre que les conditions communautaires issues de la guerre ne sont pas remises en cause, ni dans les principes, ni dans les faits. À titre d'illustration, on doit effectuer un changement en taxi collectifs pour se rendre de Dora à Hamra, c'est-à-dire de l'Est à l'Ouest, alors que la connexion était avant la guerre directe. Certes, le contact n'est pas chose facile, après plusieurs années de séparation. Nous n'irons pas prétendre que la réconciliation va de soi, dans la mesure où une grande partie des habitants, d'un côté et de l'autre, ne connaît pas la zone qui lui fait face. Un article récent du quotidien francophone L'Orient-le Jour montrait que la plupart des jeunes gens de l'Est ne connaissaient pas Beyrouth (et pour cause), c'est-à-dire qu'ils étaient comme étrangers à cette ville. Néanmoins, les premiers pas de la réconciliation ne sont pas encore franchement perceptibles dans la ville, tant la situation est statique dans le Grand Beyrouth et le long de l'ex-ligne de démarcation. Un projet commandé à l'IAURIF devrait " on l'espère " faire des propositions relatives à la «ligne verte». Mais il est à noter que la priorité a été donnée au centre, et non sans raison. En effet, la logique du privé tend à écarter les zones non profitables pour se concentrer sur les perspectives de rentabilité les plus prometteuses. Les risques induits par les dérives du secteur privé Une idéologie contre l'Etat Appuyée par le chef de l'Etat et par les deux présidents successifs du parlement (Sélim El Hoss et Nabih Berri), la politique de reconstruction veut donner une image de réussite et d'efficacité, cristallisée autour de la personnalité de l'actuel Premier ministre. Cette image est importante dans l'imaginaire qui préside à l'idéologie de la reconstruction. Il s'agit d'ailleurs d'une image que le modèle affirme et confirme. Il faut pour en prendre la mesure lire le discours prononcé par M. Hariri au cours de l'été 1992 à la cérémonie de remise des diplômes de l'Université américaine de Beyrouth. Il y a donné la réussite sous toutes ses formes, la confiance en soi, la décision et la détermination, en idéal du Liban de l'avenir; il ajoutait aussi sur un ton aigu l'impérative nécessité de reconstruire en priorité le centre historique de Beyrouth suivant le projet adopté par le parlement, c'est-à-dire par une société foncière s'appropriant le patrimoine de plus de 100 000 ayants droits et faisant appel aux capitaux privés en provenance des pays de la Péninsule arabique. Des remerciements chaleureux étaient adressés dans ce discours au roi Fahd d'Arabie Saoudite, royaume qu'il salue comme étant celui qui a permis à de nombreux arabes cette «réussite» qu'il appelle de ses voeux pour tous les étudiants. «Le comité de la société SOLIDERE laisse clairement apparaître ses véritables intentions : profiter d'une situation de monopole; échapper à tout contrôle et suivi de la part de l'Etat». Ou plutôt, investir l'Etat pour contourner le problème. Le contraste que l'ensemble de l'équipe gouvernementale issue des accords de Taëf, chef de l'Etat en tête, mettra en valeur par la parole comme par l'action est celui du succès de l'entrepreneur privé face à la faillite de l'Etat. L'Etat serait plus une nuisance qu'un réseau d'institutions sans laquelle la vie en société est impossible. Aussi, pour pouvoir convaincre du projet de société foncière pour la reconstruction de Beyrouth, l'Etat est-il d'emblée déclaré impotent, techniquement, financièrement et moralement, pour tout ce qui concernait la politique de reconstruction et sa mise en exécution. C'est la raison pour laquelle il est admis que SOLIDERE prenne en charge tous les travaux, et notamment les travaux d'infrastructures, pour le compte de l'Etat. Impotent, ce dernier devient néanmoins le débiteur de la Société foncière unique pour ce qui est de la rénovation des infrastructures. Ce procédé, communément admis en 1996, n'était pourtant qu'implicite au départ. La plupart des nouvelles personnalités politiques issues du compromis international concrétisé à Taëf, ministres et députés, présidents des pouvoirs exécutif ou législatif, sont des hommes d'affaires prospères, anciens miliciens ou nouvelle couche sociale avant fait des fortunes substantielles et rapides, soit grâce à l'effondrement de l'Etat durant les années de guerre, soit dans les pays de la Péninsule arabique. MM. Hraoui, Hariri et Berri oeuvrent tous trois durant la première année de stabilisation politique pour que la reconstruction du centre de Beyrouth se fasse par le mécanisme de société foncière privée qui arrache à l'Etat et aux ayants droits tous leurs droits les plus classiques et s'arroge les privilèges les plus exorbitants. Les exigences de la rentabilité prennent un poids tellement considérable que sont écartés tous les éléments qui pourraient remettre en cause l'intégrité du projet. Ainsi, peut-être peut-on interpréter les renoncements accusés pour ce qui concerne le reste de la ville comme une volonté de détacher cet îlot de richesse potentielle de la masse informe que constitue le tissu urbain alentour. D'une ségrégation communautaire, on passerait alors à une forme de ségrégation économique, par l'argent : «C'est une cité du tertiaire rénovée, adaptée aux besoins d'une population de décideurs, que l'on veut ériger au coeur de Beyrouth. Par là même, ce sont les germes d'un nouvel embrasement du Liban que l'on plante au coeur de la cité. Car ce que l'on va créer, c'est un espace de concentration de la richesse, cerné par une ceinture de misère». Dès lors, la reconstruction ne revêt plus seulement les aspects précédemment évoqués. L'esthétique, la nostalgie, ou même le totalitarisme d'un projet urbain sont très vite noyés par le fondement plus profond de la dérive subie. Ce que les milices ne sont jamais parvenues à faire, un nouveau groupe est-il en train de le réaliser ? Sans aller jusqu'à cette extrémité, les principes en oeuvre n'en demeurent pas moins radicalement opposés à l'idée d'une ville intégratrice.
Un pari passéiste «L'étude des plans du centre-ville s'est basée sur des considérations économiques. La gamme des activités du centre a été recensée, ainsi que son rôle par rapport à Beyrouth, au Liban et au Moyen Orient, sur lequel il rayonnait avant la guerre. Si le Liban veut retrouver sa place, il faut mettre au point des attractions et une politique encourageante et libérale. L'urbanisme peut également contribuer à attirer les entreprises de l'extérieur en planifiant un centre tourné vers l'avenir, car ce qui fait actuellement la différence entre un centre et un autre, c'est la qualité de l'environnement». Beyrouth doit retrouver son rang d'autrefois, sa prééminence comme première place commerciale et financière du Moyen-Orient. Il faut absolument être de la fête. C'est ce sentiment qui semble animer alors toute la mise en place des priorités de la reconstruction et qui explique l'articulation implicite de ses choix fondamentaux. En effet, le rôle passé que Beyrouth avait pu acquérir comme plate-forme commerciale et bancaire était dû au profond retard en infrastructures de tout l'environnement. Le conflit israélo-arabe et l'instabilité chronique en Syrie ou en Jordanie et en Irak, de même que le sous-développement en infrastructures de la Péninsule arabique, avaient donné à Beyrouth un rôle central de poumon de l'économie du Moyen-Orient. Dans les années 1990, la situation du Moyen-Orient a totalement changé. C'est le Liban qui est tombé dans l'enclavement et le sous-développement, cependant que les pays de la Péninsule arabique ont des infrastructures aussi développées et efficientes que celles des pays industrialisées, que la Jordanie et la Syrie se sont modernisées et ouvert sur le monde extérieur, enfin que l'économie israélienne et l'économie turque sont devenues des économies géantes et relativement industrialisées par rapport aux autres pays de la région. L'Egypte a réintégré les circuits du commerce et de la finance internationale. Il y a dans le pari d'un retour de Beyrouth sur les devants de la scène Moyen orientale comme un refus de prendre acte des réalités : non seulement celle des besoins d'une population épuisée et appauvrie par la guerre et des très graves problèmes de pollution, mais aussi celle des changements irréversibles qui ont affecté le contexte arabe et moyen-oriental qui avait autrefois contribué à la prospérité du Liban. Samir Kassir évoquait l'idée que Beyrouth pourrait se voir attribuer un nouveau rôle et devenir «le lieu où pourrait s'amorcer la normalisation entre les pétromonarchies du Golfe persique et l'économie israélienne». La considération manifestée par le gouvernement de Shimon Pérès pour le Liban, sa capitale et leur reconstruction, laisse planer quelques doutes sur la validité de l'hypothèse. Les «Raisins de la Colère» enterrent le principe même de la reconnaissance d'un éventuel rôle à jouer pour le Liban, et en particulier pour Beyrouth, dans une hypothétique paix, de quelque nature qu'elle soit.
Conclusion Les derniers événements survenus au Liban, et à Beyrouth en particulier ont montré que ce que l'on serait tenté d'appeler le «pari fou» de Rafiq Hariri n'a de sens que dans un cadre régional sain, tant au niveau économique que militaire. La concurrence économique ne manque pas dans la région aujourd'hui, et les tendances expansionnistes des uns et des autres ne se manifestent pas que par OPA. Les projets mirifiques n'ont de sens que dans un contexte pacifié. C'est la raison pour laquelle il nous a semblé important de revenir sur des propos tenus lors du colloque de Lyon en 1990 par Grégoire Sérof, architecte et Beyrouthin. En effet, ce dernier, bien avant que toute polémique n'émergeât réellement, faisait preuve d'une lucidité qu'il nous a semblé souhaitable de relever. Il ne propose pourtant pas d'alternative... Son propos exprime en fait tous les doutes d'un Libanais devant la capacité formelle d'un Etat quel - qu'il soit - à gérer efficacement une reconstruction pour laquelle il s'est montré incompétent à plusieurs reprises. Il exprime en fait une croyance plus profonde, et probablement plus réaliste : «L'expérience de quinze ans d'anarchie aidant, anarchie que d'aucuns affirment être très instructive à beaucoup d'égards, ne serait-il pas temps d'envisager une démarche qui serait plus séquentielle que réduite simplement à une représentation sur papier d'une ville hypothétique ? Un plan d'action plutôt qu'un plan graphique, qui, étant donné la complexité des problèmes, privilégierait les petits pas plutôt que les gestes spectaculaires. Une méthode qui consisterait à mettre sur pied un programme, à définir une succession d'actions découlant d'événements prévisibles dont l'objet serait de passer progressivement d'une première étape de rétablissement/convalescence aux étapes suivantes plus spécifiquement urbanistiques et, lorsque la machine sera bien rodée et bien lancée sur la voie de la normalisation, à la dernière phase qui autoriserait des opérations d'urbanisme plus audacieuses». En fait, il nous semble que la réalité observable aujourd'hui va tout à fait dans le sens de Grégoire Sérof. Il paraît en effet indéniable qu'il n'y aura de réconciliation que provoquée par les Beyrouthins eux-mêmes, et de reconstruction que mise en oeuvre par ces mêmes citadins, à l'échelle de leur rue, de leur îlot, de leur quartier. Cela passe évidemment par des étapes très pragmatiques, peu ambitieuses. Mais l'amélioration de la vie quotidienne «avec la participation de tous» prime sur des projets plus vastes, au yeux de tout un chacun. A terme seulement, la phase de la centralité restaurée s'imposera par elle-même : «C'est l'aboutissement logique de tout le processus de normalisation. Il n'aurait été ni juste ni réaliste de commencer par la reconstruction du Beyrouth traditionnel et encore moins du centre-ville, qui pour beaucoup représente l'Etat central responsable par ses carences d'avoir contribué aux destructions, avant de pourvoir aux besoins de la banlieue et rétablir dans celle-ci l'équilibre entre une urbanisation effrénée et un site malmené par toute sorte de facteurs déstabilisants». La reconstruction à l'oeuvre au centre-ville de Beyrouth, paradoxalement, semble vouloir opérer un retour en arrière, revenir sur un passé, sur un rendez-vous manqué avec l'Histoire... D'une métropole pleine d'avenir, elle s'est transformée en une ville éclatée, ruinée et divisée. Certes, les causes de cette implosion sont lointaines, et peut-être les a-t-on oubliées, volontairement ou pas. Mais à l'heure où une nouvelle chance est donnée aux Libanais, et en particulier aux Beyrouthins, de se redécouvrir, il serait criminel de remettre en place les conditions d'une future désagrégation. On aurait voulu voir renaître la ville-Etat; il faudra d'abord reconstruire une ville avec ses citadins et un Etat et ses citoyens, au risque de voir apparaître une ville-entreprise. «L'architecture ne doit pas vouloir plus que les peuples eux-mêmes». Achevé en mai 1996, Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux.
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Chadi Romanos |
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